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Danser l’Anarchie: théories et pratiques anarchistes dans le Judson Dance Theater, Grand Union et le Contact Improvisation1 1 Cet article a pu être écrit grâce au soutien visible et invisible de nombreuses personnes qui m’ont accueillies dans leurs espaces de travail et de vie. Il a aussi reçu le soutien financier de la Fondation des Treilles, “une fondation créée par Anne Gruner Schlubmerger qui a notamment pour vocation d’ouvrir et de nourrir le dialogue entre les sciences et les arts afin de faire progresser la création et la recherche contemporaines. Elle accueille également des chercheur·euse·s et des écrivain·e·s dans son domaine des Treilles (Var) www.les-treilles.com”.

Dancing Anarchy: anarchist theories and practices in the Judson Dance Theater, Grand Union and Contact Improvisation

Résumé:

On parle souvent, à l’égard de la danse post-moderne américaine des années 1960 et 1970, de corps, de mouvements, de procédures chorégraphiques démocratiques. Pourtant, certains traits de ces danses (déhiérarchisation des parties du corps et des virtuosités, recherche de processus de décision collectifs...) s’opposent de manière critique à la démocratie libérale. C’est plutôt de l’anarchisme qu’elles se réclament. En s’appuyant sur trois aventures collectives américaines, et en examinant les écrits de Steve Paxton comme témoin et acteur de ces aventures, cet article se demande: Qu’est-ce qu’un postulat anarchiste permet de voir dans ces danses? Que nous apprennent les pratiques chorégraphiques sur l’anarchie?

Mots-clés:
Danse Post-moderne; Judson Dance Theater; Grand Union; Contact Improvisation; Anarchisme

Abstract:

Post-modern dances of the 1960s and 1970s in the US are often associated with democracy: with democratic bodies, movements, and choreographic procedures. Yet some of their key aspects (such as the dehierarchization of creation processes, body parts and virtuosities, the investigation of new systems of collective decisions…) directly oppose and criticize representative liberal democracies. This article proposes that anarchism, as the theory and practice of rejecting and interrogating forms of domination, could be a richer term to describe their political intents. Through a case study of three collective choreographic adventures, as well as the testimony of dancer and choreographer Steve Paxton, it asks: What can we learn about post-modern dances through the lens of anarchy? And what can we learn about anarchy through the lens of those dances?

Keywords:
Post-Modern Dance; Judson Dance Theater; Grand Union; Contact Improvisation; Anarchism

Resumo:

Quando se fala da dança pós-moderna americana dos anos 1960 e 1970, fala-se com frequência de corpos, de movimentos e de procedimentos coreográficos democráticos. No entanto, certos aspectos dessas danças (des-hierarquização das partes do corpo e das virtuoses, busca de processos de decisão coletivos...) se opõem de maneira crítica à democracia liberal. Elas seriam reivindicações anarquistas, mais do que democráticas. Baseando-se em três aventuras coletivas americanas, e examinando os escritos de Steve Paxton como testemunha e ator dessas aventuras, este artigo pergunta: o que um postulado anarquista permite ver nessas danças? O que nos ensinam as práticas coreográficas sobre a anarquia?

Palavras-chave:
Dança Pós-moderna; Judson Dance Theater; Grand Union; Contact Improvisation; Anarquismo

Introduction

L’anarchisme est un mouvement politique et philosophique protéiforme qui regroupe des positionnements divers autour de deux croyances simples: premièrement, “[...] les êtres humains sont capables, dans la plupart des circonstances, d’entretenir des rapports sociaux décents et de s’organiser entre eux sans avoir à y être forcés”; et deuxièmement, “le pouvoir corrompt” (Graeber, 2010GRAEBER, David. Are You An Anarchist? The Answer May Suprise You! The Anarchist Library, 2010. Disponible sur: <Disponible sur: https://theanarchistlibrary.org/library/david-graeber-are-you-an-anarchist-the-answer-may-surprise-you >. Consulté le 15 mars 2017.
https://theanarchistlibrary.org/library/...
, p. 2)2 2 Dans la version en anglais: “[…] human beings are, under ordinary circumstances, about as reasonable and decent as they are allowed to be, and can organize themselves and their communities without needing to be told how” et “power corrupts”. Traduit par nos soins. . De ce double postulat, découle une remise en cause des formes de pouvoir centralisées et une invitation à la subversion des ordres et des valeurs établies. C’est le sens de l’a privatif d’anarchie - un non adressé aux diverses formes d’arkhé: aux autorités, aux commandements et aux hiérarchies3 3 Le dictionnaire Bailly donne deux sens principaux au mot arkhé: a. commencement, origine, point de départ (c’est le sens qu’on trouve dans des mots comme archéologie, archétype); b. commandement, pouvoir, autorité (c’est le sens qu’on trouve dans des mots comme anarchie, monarchie, oligarchie…). Les philosophes méditent souvent sur la rencontre de ces deux significations (par exemple Rancière, 1998; Lordon, 2018). Les anarchistes se contentent généralement de s’attaquer à la seconde. .

Cette contestation prend différentes cibles selon les auteur·e·s et selon les moments: de l’État et du capital à leurs dispositifs coercitifs que sont la police, la justice, la prison, de l’hétéropatriarcat à la violence qu’exerce le Capitalocène sur la planète et sur les vivant·e·s humain·e·s et plus-qu’humain·e·s. De ces différentes cibles, dérive la multiplicité des anarchismes: anarcho-syndicalismes, anarcha-féminismes, anarchismes queer, éco-anarchismes... Positivement, l’anarchisme suppose, selon les courants, diverses réinventions de la subjectivité politique, qui vont de l’anarchisme individualiste autarcique qui réclame l’émancipation stricte de chacun·e et promeut des modes d’existence autonomes (dans la tradition de Max Stirner, Lysander Spooner, John Henry MacKay et d’autres), à l’anarchisme collectiviste voire écologique qui affirme au contraire la solidarité de tou·te·s, humain·e·s et plus-qu’humain·e·s (dans la tradition de Mikhail Bakounine, Piotr Kropotkine, Errico Malatesta, Emma Goldman et d’autres).

La diversité des théories et des pratiques anarchistes explique peut-être le faible succès théorique du concept en esthétique et en théorie de l’art, et ce malgré l’apparent succès artistique de certaines de ses stratégies révolutionnaires. Comme l’a montré Christiane Vollaire, en effet, “[...] les positions de subversion, de transgression, d’émancipation qui caractérisaient au début du XXe siècle le dadaïsme politico-esthétique issu de la culture anarchiste sont souvent devenues des positions standard des nouveaux académismes contemporains” (Vollaire, 2005VOLLAIRE, Christiane. L’anarchie esthétique. Revue Lignes, Fécamp, n. 16, p. 160-169, 2005., p. 160), et ce sans que le concept soit réellement passé dans les sciences humaines qui traitent des arts. Il y aurait pourtant tout à gagner, affirme Christiane Vollaire, à examiner les opérations esthétiques et poétiques sous l’angle anarchiste: il nous permettrait de renommer la capacité des œuvres, des discours et des pratiques artistiques à résister aux tendances normatives et d’affirmer la “contre-valeur créatrice du confus” et de la remise en cause des institutions, même si l’on ne doit pas être dupe de la récupération de ces contestations par le marché néolibéral de l’art contemporain (Vollaire, 2005, p. 161).

Dans les études en danse, il est souvent question de hiérarchie: de la hiérarchie sociale par laquelle prévaut, depuis le début du XXe siècle au moins, l’autorité du ou de la chorégraphe sur celle des danseurs ou des danseuses; mais aussi de la hiérarchie corporelle, par laquelle selon les styles, prévalent certaines parties du corps (le pelvis chez Martha Graham, la colonne vertébrale chez Steve Paxton…) ou certaines habiletés techniques. On parle aussi fréquemment, depuis la danse moderne, du refus des hiérarchies: refus des hiérarchies corporelles du ballet par la danse moderne; refus des hiérarchies entre mouvements virtuoses et mouvements piétons par la danse post-moderne; et refus du rapport de domination entre la·le chorégraphe-auteur·e et ses danseur·euse·s-interprètes par les processus d’invention collective dans les danses contemporaines. Comme le synthétise Laurence Louppe, il semble ainsi que tout au long du XXe siècle, les danses modernes, post-modernes et contemporaines n’ont cessé de “déhiérarchiser les processus, les parties du corps, les espaces” (Louppe, 2007LOUPPE, Laurence. Poétique de la danse contemporaine, la suite. Bruxelles: éditions Contredanse, 2007., p. 50)

Et pourtant, il est rarement question, dans les études en danse, d’anarchie ou d’anarchisme. On préfère parler de démocratie, de démocratisation des corps ou des rapports humains. C’est en particulier le cas à propos du Judson, le mouvement d’avant-garde où s’élabore la danse post-moderne. Ainsi l’un des premiers articles que la critique de danse Jill Johnston lui dédie dans le Village Voice s’intitule Democracy (Johnston, 1962JOHNSTON, Jill. Democracy. The Village Voice, New York, Aug. 23, 1962.). De même, et bien qu’elle n’en interroge jamais le concept - à peine mentionné une dizaine de fois dans l’ouvrage -, Sally Banes sous-titre son livre sur le même Judson Dance Theatre ‘democracy’s body’ (Banes, 1993aBANES, Sally. Democracy’s Body: Judson Dance Theater, 1962-1964. Durham: Duke University Press, 1993a.). Or, en toute rigueur lexicale, la démocratie n’est pas ce qui résulte de la suspension des hiérarchies que ces auteures observent: la démocratie, c’est le pouvoir ou plus exactement la force (cratos) mise entre les mains du peuple (demos). Qu’une telle force soit conférée au peuple ne suppose ni l’égalité, ni l’absence de hiérarchie: comme l’atteste l’esclavagisme qui sous-tend la démocratie athénienne et comme l’atteste la confiscation de l’essentiel des richesses par une poignée de grandes fortunes dans les démocraties contemporaines, la démocratie est parfaitement compatible avec les formes les plus diverses de domination. Si l’on devait être conséquent, en études en danse, on ne devrait donc pas parler de démocratisation à l’endroit des opérations mentionnées: on devrait parler d’anarchie.

C’est un tel tournant anarchiste que nous voudrions esquisser dans les pages qui suivent, en nous appuyant sur un moment spécifique de l’histoire de la danse, celui de la danse post-moderne américaine, pour en tirer les linéaments d’une philosophie anarchiste de la danse. Plus singulièrement, nous nous concentrerons sur trois aventures collectives: le Judson Dance Theatre, Grand Union et le Contact Improvisation et sur les écrits d’un danseur qui les a traversées toutes: Steve Paxton.

Notre méthode ne consistera pas à évaluer en quel sens le Judson, Grand Union et le Contact Improvisation sont conformes à telle ou telle version de l’anarchisme4 4 Ce n’est d’ailleurs pas comme si une situation pouvait être conforme à l’anarchisme; elle ne peut par essence qu’être renouvelée, réinventée en permanence, renégociée par l’ensemble de ses sujets. Comme l’écrit Errico Malatesta, en réponse à ceux qui souhaiteraient savoir à quoi ressemblera la société anarchiste: “[...] nous ne sommes pas plus prophètes que les autres, et si jamais nous avions la prétention de donner une solution officielle à tous les problèmes qui se présenteront dans la vie de la société future, ce serait une façon vraiment étrange de comprendre l’abolition du gouvernement. Ce serait nous déclarer gouvernement et prescrire un code universel pour les hommes d’aujourd’hui et de demain” (Malatesta, 2004, p. 57). . Une telle méthode supposerait en effet d’évaluer l’objet de notre enquête (des pratiques chorégraphiques) à partir de critères qui lui sont extrinsèques (des théories politiques). Or il nous semble plus riche, sinon plus valide théoriquement, d’épouser les modes de penser générés par notre objet d’étude pour le comprendre à partir de ses propres valeurs, plutôt que de lui imposer des grilles de lecture qui nous appartiendraient et que nous ne ferions jamais que confirmer en les lui appliquant. Nous nous réclamons ce faisant d’une épistémologie du point de vue (Despret, 1999DESPRET, Vinciane. Ces Émotions qui nous Fabriquent. Ethnopsychologie de l’authenticité. Paris , Seuil, 1999.), où nous mobilisons des outils d’histoire de la danse (travail des archives, observation des œuvres, entretiens avec les artistes) à des fins d’élaboration conceptuelle: le but entretenu n’est pas de dire la vérité des pratiques et des œuvres étudiées, mais de produire avec elles, à leurs côtés, de leurs points de vue, des concepts qui leur soient propres.

Notre méthode est donc en ce sens plus philosophique-spéculative qu’historienne. Comme approche philosophique, elle s’inscrit dans une double filiation, qu’on peut dire à la fois bergsonienne et deleuzo-guattarienne. De Bergson, nous retenons l’idée que nous ne pouvons connaître (philosophiquement) que ce avec quoi nous sympathisons, c’est-à-dire avec les êtres, les formes, les pratiques avec lesquelles nous bougeons et que nous essayons de comprendre de l’intérieur (Bergson, 1907BERGSON, Henri. L’Évolution Créatrice. Paris: Puf, 1907.). De Deleuze et Guattari, nous gardons l’idée que la philosophie se définit comme une opération, et non comme une discipline, et que cette opération consiste de part en part en la création de concepts (Deleuze; Guattari, 1991DELEUZE, Gilles; GUATTARI, Félix. Qu’est-ce que la philosophie? Paris : Minuit, 1991.).

Notre question est donc la suivante: quels concepts d’anarchisme pouvons-nous inventer en sympathisant avec les positionnements, les textes et les pratiques élaborées au sein du Judson, de Grand Union et du Contact Improvisation? Certes, les danseur·euse·s de ces aventures collectives ne sont ni des théoricien·ne·s, ni des militant·e·s anarchistes, mais il leur arrive de penser leurs pratiques chorégraphiques comme des études voire comme des tentatives politiques ou micropolitiques à l’échelle de leurs collectifs. Dans un article récent, André Lepecki suggérait de penser certaines danses contemporaines comme des pratiques “choréopolitiques” (Lepecki, 2011)5 5 C’est en référence à l’opposition articulée par Rancière dans ses Dix thèses sur le politique entre la police (dont la fonction est de “polir” les relations et dont le slogan invite à “circuler, il n'y a rien à voir”) et le politique (dont la fonction est d’accueillir le dissensus et dont le slogan invite à “manifester” ce qui est minorisé dans l’espace public), qu’André Lepecki (2011) parle de “choréopolitique [coreopolítica]” et de “choréopolice [coreopolícia]”. Traduit par nos soins. c’est-à-dire comme autant de pratiques de résistance à la choréopolice des espaces urbanisés qui contraignent les corps-citoyens. De même, nous proposons de penser ces trois aventures de la danse post-moderne comme des choréopolitiques anarchistes. Quelles sont ces choréopolitiques et à quelles choréopolices résistent-elles? Voilà les questions que nous voudrions poser.

Étant donné l’espace limité de cet article, nous nous proposons de restreindre l’essentiel de l’investigation aux discours et aux positionnements d’un des principaux acteurs de ces trois aventures collectives - le seul à les avoir traversées toutes: Steve Paxton6 6 Steve Paxton est né en 1939 en Arizona, aux États-Unis. Formé à la gymnastique et à la danse, il emménage à New York dans les années 1950, où il danse notamment dans les compagnies de José Limon et de Merce Cunningham. Impliqué dès les premiers concerts du Judson Dance Theater, il développe une attention particulière aux mouvements ordinaires, de la marche aux gestes sportifs en passant par les gestes domestiques. Il fait partie des premiers danseurs du Continuous Project Altered Daily (1969) lancé par Yvonne Rainer qui donne lieu, à partir de 1970, au collectif Grand Union. Parallèlement aux tournées de ce dernier, il initie en 1972 le Contact Improvisation, une forme de danse qu’il performe et enseigne internationalement jusqu’à la fin des années 1980, période à partir de laquelle il se concentre sur des improvisations en solo ou en duo (notamment avec Lisa Nelson) et au développement d’une nouvelle pratique chorégraphique, Material for the Spine. .

Le chorégraphe, danseur et improvisateur présente en effet l’avantage d’une relation à la fois constante et ambiguë avec le concept d’anarchie. Bien qu’il refuse généralement le terme d’anarchisme en raison des connotations péjoratives qui lui sont associées (celles de chaos et de désordre)7 7 Pour beaucoup et comme l’attestent nos dictionnaires, l’anarchie est synonyme de chaos, de désordre et de violence. Ainsi à l’entrée anarchie du Trésor de la langue française (TLFi, 1994), elle est systématiquement connotée négativement comme un “état de désordre dans lequel se trouve une collectivité par faiblesse du pouvoir politique” ou comme “désordre, confusion due à un défaut d’organisation”. La plupart des anarchistes récusent cette association. Comme l’indique clairement Proudhon, dans Qu’est-ce que la propriété?, le premier texte qui historiquement se soit réclamé de l’anarchisme: “[...] quoi que très ami de l’ordre, je suis, dans toute la force du terme, anarchiste” (Proudhon, 1849, p. f247). , Steve Paxton n’a cessé de s’efforcer de l’appliquer aux aventures chorégraphiques dans lesquelles il a été impliqué. Ainsi lorsqu’Yvonne Rainer propose aux chorégraphes qui s’étaient réuni·e·s dans les semi-improvisations de son Continuous Project Altered Daily (1969) de se constituer en un collectif totalement improvisé qui porterait le nom de Grand Union8 8 “Grand Union” (littéralement, en français, “Grande Union”) ou “Rio Grande Grand Union”, et non “le Grand Union” ou “la Grande Union”, est le nom légal du collectif tel qu’il lui a été attribué par Yvonne Rainer et David Gordon en 1970. Il arrive régulièrement à ses membres d’écrire (par erreur) “le Grand Union”, ce qui ne simplifie pas les choses. cf. sur ce point Paxton, 2017, note 3. , Steve Paxton écrit une note qu’il adresse à tou·te·s:

Le·la danseur·euse est à la fois l’artiste et sa propre matière.

Il est temps, à nouveau, de s’essayer à l’anarchie. D’abord, l’anarchie est simple. L’anarchie pour un groupe requiert des conditions particulières de communication. Le Grand Union [sic] est formé d’une alliance d’artistes. Un groupe. Il s’agit d’une des formes fondamentales du théâtre: un groupe social occupé à explorer l’image que l’humanité se donne d’elle-même et de ses appartenances culturelles. Nous participons à une structure sociale qui en retour nous influence, et exerce un contrôle qui s’étend au-delà de nos modes de pensée individuels. Bien sûr, le but que nous poursuivons, c’est le théâtre, et non l’anarchie. Et parfois, il est bon de travailler seul. Mais il est aussi parfois bon de travailler ensemble.

Voyez, voyez comme ça se défait vite.

Et voyez aussi comme ça se rassemble.

Union, oui, c’est le bon mot (Paxton, 1970PAXTON, Steve. ‘A dancer is...’. New York: New York Public Library for Performing Arts Archives , 1970. (MGZ MD 132 box 1 folder 16)., s. p.)9 9 Dans la version en anglais: “A dancer is both medium and artist. // It is time again to attempt anarchy. For one, anarchy is simple. Anarchy for a group requires special conditions of communication. The Grand Union is a blend of artists. A group. This is a basic theatrical form: a social group exploring the human image and the cultural appartenances. The social structure we are produces results, exerts controlls beyond our individual devinings. The point, of course, is theater, not anarchy. // Occasionally, it is good to work alone. Occasionnally, it is god to work together. // See, see how it comes apart. // see how it goes together. // The Union suits”. Traduit par nos soins. .

Ainsi, si Paxton reconnaît qu’il faut être humble, que Grand Union n’a pas pour but d’instaurer l’anarchie en dehors de son propre collectif, mais bien de faire du théâtre, il se réclame cependant de l’effort anarchiste: il s’agit de s’essayer à l’anarchie, et d’observer les conséquences. Un entretien, publié à l’occasion du festival Objectif Danse Marseille, trente ans plus tard, confirme bien ce désir d’étude:

- On vous considère comme un anarchiste, est-ce vrai?

- Individualiste serait sans doute un mot plus juste. […] Le mot anarchiste est connoté péjorativement. Je considère que le pouvoir doit être partagé, on ne peut le détenir que de façon occasionnelle. Il ne s’agit pas de nier le pouvoir, il est parfois entre nos mains, notamment lorsque nous avons une décision à prendre, et cela arrive souvent dans la vie ou sur scène: il y a un moment où quelque chose est de notre ressort, c’est notre responsabilité. En ce sens, on ne peut être anarchiste (sans pouvoir) en permanence. Par contre, s’efforcer à être sans pouvoir, voilà une position intéressante (Paxton, 1999PAXTON, Steve. Entretien. Lisières, Marseille, 1999., p. 5-6).

En un seul paragraphe, Paxton adopte trois des positionnements anarchistes les plus traditionnels à l’égard du pouvoir: une position individualiste (le pouvoir appartient à chacun·e), une position momentanéiste (le pouvoir n’appartient à personne, mais il nous échoit par moments), et une position pragmatiste (ne pas avoir de pouvoir est impossible, mais c’est peut-être la seule chose qu’on doive s’efforcer de faire)10 10 Cf. par exemple et respectivement: Stirner (1899) [1845]; Bey (2007) [1991]; et Graeber (2006) [2004]. . Il ne semble pas soucieux de résoudre la tension entre ces sens: il s’agit plutôt pour lui de la maintenir et de ne pas trancher.

Proposons que ces trois anarchismes nous servent de guides dans les traversées historico-philosophiques du Judson, de Grand Union et du Contact Improvisation qui vont suivre. Nous verrons ainsi dans un premier temps, comment le Judson Dance Theater, comme mouvement d’avant-garde, retient bien des aspects de l’anarchisme anti-institutionnel individualiste: moment de résistance à l’establishment de la danse moderne, moment de rejet des hiérarchies sociales, corporelles et techniques, le Judson est certes un groupe, mais un groupe qui réclame l’individualité de ses positionnements et l’émancipation de chacun·e de ses membres. Dans un second temps, l’étude des improvisations de Grand Union nous amènera à examiner l’idée d’un anarchisme improvisé: dans Grand Union, le rejet des rôles préétablis atteint une radicalité telle que c’est jusqu’à l’action, d’instant en instant, qui doit être anarchisée, c’est-à-dire autant que faire se peut, détachée de principes organisateurs supérieurs. Enfin, dans un dernier temps, plus long, nous examinerons quelques éléments d’histoire et de pratique du Contact Improvisation, qui nous conduiront à penser un anarchisme mutualiste: un anarchisme fondé non pas sur l’individu, mais sur la relation, où l’absence de domination résulte d’un désir mutuel de se placer au service l’un·e de l’autre. Bien sûr, ces trois anarchismes n’ont de cesse de se croiser et de se travailler les uns les autres, mais disons ceci: individualisme et résistance à l’institution dans le Judson, momentanéisme et improvisation dans Grand Union, mutualisme et soin pris à la relation dans le Contact Improvisation - voilà les trois hypothèses anarchistes qui traverseront notre travail.

§1 L’anarchisme anti-institutionnel du Judson Dance Theater

On a dit, bien à tort, que les corps du Judson Dance Theater, c’est-à-dire les corps mis en avant par l’avant-garde chorégraphique new-yorkaise du début des années 1960, étaient des corps “démocratiques” (Banes, 1993aBANES, Sally. Democracy’s Body: Judson Dance Theater, 1962-1964. Durham: Duke University Press, 1993a.): des corps égalitaires, des corps ordinaires, des corps de piéton. Sans doute l’attention donnée au corps de tous les jours était totale pour ces chorégraphes (Perrin, 2008PERRIN, Julie. Du quotidien. Une impasse critique. In: FORMIS, Barbara (Dir.). Gestes à l’œuvre. Paris: De l’Incidence éditions, 2008. P. 86-97.): entre les mouvements quotidiens de Flat et les gestes sportifs de Proxy (Steve Paxton), entre les courses et les marches de We Shall Run (Yvonne Rainer), entre l’attention donnée aux mouvements dans la rue de Street Dance (Lucinda Childs), c’est en effet tout un monde de mouvements ordinaires qui est mis au centre de l’attention chorégraphique.

Mais de là à dire qu’il s’agit de démocratie, ce serait manquer la radicalité de la proposition: il suffit pour cela d’examiner les textes que ses figures tutélaires ont produit dans les années qui ont suivi les expérimentations dans le gymnase de la Judson Church. Ainsi quand Yvonne Rainer écrit son manifeste du non:

Non au spectacle non à la virtuosité non aux transformations à la magie et aux tours de passe-passe non à la sensualité et à la transcendance de la star non à l’héroïque non à l’antihéroïque non à l’imagerie trash non à l’implication du performeur ou du spectateur non au style non au cabotinage non à la séduction du spectateur par les ruses du performeur non à l’excentricité non à émouvoir et non à être ému (Rainer, 1965RAINER, Yvonne. Some Restrospective Notes. Tulane Drama Review, Cambridge, Massachusetts, v. 10, n. 2, p. 168-178, Winter 1965., p. 168)11 11 Dans la version en anglais: “No to spectacle No to virtuosity No to transformations and magic and make-believe No to the glamour and transcendency of the star image No to the heroic No to the anti-heroic No to trash imagery No to involvement of performer or spectator No to style No to camp No to seduction of spectator by the wiles of the performer No to eccentricity No to moving or being moved”. Traduit par nos soins. .

Ce n’est pas un oui à l’être-ensemble démocratique qu’elle propose, mais clairement un non à la société spectaculaire marchande, un non aux hiérarchies instituées de la danse moderne. C’est un non qui se propose de dynamiter une institution sclérosée par des petits chefs d’école dont la vocation n’est que de produire d’eux-mêmes des copies.

Jill Johnston, la critique de danse qui a suivi avec le plus d’attention la scène d’avant-garde new-yorkaise des années 1960, l’articule avec ferveur dans un article de 1968:

[Ces artistes] attaquent implicitement une des prémisses fondamentales de la danse occidentale traditionnelle: la valorisation de l’étoile, placée au sommet d’une institution de nature impérialiste (les rois et les reines du ballet, les héros et les héroïnes tragiques de la danse moderne). Et tant que j’y suis, je pourrais ajouter d’autres notions corrélées qui sont elles aussi attaquées. Il y a bien sûr les pièges de tous les systèmes hiérarchiques: la pompe, la splendeur, le glamour, le spectaculaire, la séduction, les actions virtuoses accomplies pour satisfaire les attentes aristocratiques (Johnston, 1998JOHNSTON, Jill. Marmalade Me. Hanover: University Press of New England, 1998., p. 117)12 12 Dans la version en anglais: “Implicit in the work of the three artists discussed above is an attack on this very elemental premise of traditional Western dance: the projection of a star supported by a hierarchal imperialist organization (e.g., the kings and queens of the ballet, the tragic heroes and heroines of the modern dance). While I'm at it, I should mention a few other correlative notions that are also under attack. These are, of course, the trappings of any hierarchical system: the pomp and splendor and glamour and spectacle and seduction and virtuosic accomplishments required by aristocratic expectations”. Traduit par nos soins .

Jusqu’ici, Johnston ne fait que répéter l’analyse lancée par Rainer: l’avant-garde du Judson s’est élevée contre la structure même du spectacle, et le star-system qu’elle impliquait. Mais elle voit également plus loin, en proposant une comparaison entre l’avant-garde du Judson et celle qu’avait été la danse moderne:

Tout mouvement d’avant-garde est une révolte contre une autorité ou une autre. Mais la danse d’avant-garde des années 1960 n’est pas seulement une révolte de la nouvelle génération contre l’ancienne. Les nouveaux chorégraphes sapent, outrageusement, jusqu’à la nature même de l’autorité. La pensée qui soutient leur travail dépasse la démocratie: c’est une pensée de l’anarchie. Aucun membre supérieur à un autre. Aucun corps plus beau qu’un autre corps. Aucun mouvement nécessairement plus important ou plus beau qu’un autre mouvement (Johnston, 1998JOHNSTON, Jill. Marmalade Me. Hanover: University Press of New England, 1998., p. 117)13 13 Dans la version en anglais: “Every underground movement is a revolt against one authority or another. The dance underground of the sixties is more than this natural child-parent affair. The new choreographers are outrageously invalidating the very nature of authority. The thinking behind the work goes beyond democracy into anarchy. No member outstanding. No body necessarily more beautiful than any other body. No movement necessarily more important or more beautiful than any other movement”. Traduit par nos soins. .

Ainsi Johnston (en 1968) conçoit-elle la radicalité anarchiste du Judson comme une radicalité anti-institutionnelle: il ne s’agit pas tant d’y remettre en cause les autorités existantes; il s’agit de remettre en cause l’idée même d’autorité. Et de fait, contrairement à de nombreux mouvements d’avant-garde, le Judson n’avait “[...] ni une esthétique commune, ni un programme politique, ni de leaders désignés: leur histoire était celle d’un refus commun” (Lax, 2018LAX, Thomas J. Allow me to begin again. In: JANEVSKI, Ana; LAX, Thomas J. Judson Dance Theater. The Work Is Never Done. New York: Moma, 2018., p. 15)14 14 Dans la version en anglais: “[…] neither a unified aesthetic nor a political program, functioning without a designated leader. Their story is one of mutual refusal”. Traduit par nos soins. .

Comment cette résistance est-elle organisée dans le Judson? Par un goût intense du collectif, de la vie commune et des processus de prise de décision fondés sur le consensus plutôt que sur le vote. Ainsi Ruth Emerson témoigne:

Je me souviens avoir ressenti l’importance qu’il y avait à prendre des décisions par consensus plutôt que par vote majoritaire. C’était en partie une question politique, parce que nous avions tous le sentiment d’avoir été exclus par l’institution de la danse et de la chorégraphie de manière autoritaire. Je travaillais comme bénévole à l’American Friends Service Committee15 15 Fondée en 1917, l’American Friends Service Committee (AFSC) est une association Quaker pour la “promotion de la paix, de la justice, et l’expression pratique de la foi dans l’action” (comme l’indique leur site internet, consulté le 17 octobre 2018). Ce qui est aujourd’hui appelé la Méthode Quaker pour les Affaires (Quaker Business Method) est une pratique quasi-méditative, où le silence de recueillement est une phase cruciale de préparation, et où le consensus n’est pas recherché par le débat, mais plutôt par la multiplication des témoignages en première personne pour atteindre à une unité de vue (con-sensus: sentir ensemble) sur le sujet en question. Pour un exposé critique de l’approche Quaker et ses prolongements dans les méthodes de communication non-violente, cf. Starhawk (2008, p. 221). , et cela me donnait le désir de travailler dans ma vie quotidienne et sur mes lieux de travail de la manière dont l’AFSC essayait de régler ses problèmes. Et je crois que je m’y suis employée dans le Judson. J’avais la conviction que le consensus était meilleur que le vote démocratique, où la majorité finissait toujours par dominer la minorité (Emerson, apud Banes, 1993bBANES, Sally. Greenwhich Village 1963: Avant-Garde Performance and the Effervescent Body. Durham: Duke University Press , 1993b., p. 68)16 16 Dans la version en anglais: “I remember feeling that it was important to make decisions by consensus rather than majority vote. That was partly a political feeling, because we all felt that establishment dance and choreography had discriminated against us in an authoritarian way. I was working as a volunteer at the American Friends Service Committee, and that made me want to work in my daily life and work situations in the way that people were trained to struggle with problems at AFSC. I guess I did try to articulate those ideas at Judson. I had a conviction that a consensus was better than a democratic vote. The majority would always end up with some minority”. Traduit par nos soins. .

Elaine Summers rejoint ce constat en affirmant que la méthode du consensus impliquant que tout le monde soit d’accord, “[...] cela voulait dire: pas de ruses politiques. Ça ne servait à rien de mettre trois ou quatre personnes dans sa poche. Tout le monde devait être d’accord sur la manière de procéder” (Summers apud Banes, 1993bBANES, Sally. Greenwhich Village 1963: Avant-Garde Performance and the Effervescent Body. Durham: Duke University Press , 1993b., p. 69)17 17 Dans la version en anglais: “[…] That meant there was no politicking. There was no point in getting three or four more people on your side. Everyone had to agree that this was the way it was going to be done”. Traduit par nos soins. . Bien sûr, la méthode n’est pas parfaite: Steve Paxton témoigne ainsi, lui aussi, de son usage répandu au sein du Judson dans les années 1960, tout en pointant que malgré l’égalitarisme formel, de fortes hiérarchies continuaient d’apparaître (Novack, 1990NOVACK, Cynthia J. Sharing the Dance. Contact Improvisation and American Movement Culture. Madison: Univ of Wisconsin Press, 1990., p. 207).

Pourtant, la logique de déhiérarchisation s’étend à d’autres domaines que la prise de décision collective: par exemple, on l’observe à l’œuvre dans l’ouverture des portes du gymnase de la Judson Memorial Church à tou·te·s (chacun·e peut présenter ses formes à la Judson, sans qu’il y ait de pression sélective à l’entrée) et au strict égalitarisme de l’auctorialité (sur le poster du premier concert de la Judson, créé par Steve Paxton, tous les noms des danseur·euse·s, des chorégraphes, des éclairagistes, des accessoiristes, etc. sont écrits par ordre alphabétique, sans présupposition d’importance des rôles).

Pourquoi dès lors les études en danse persistent-elles à parler de démocratie? Quant aux théoricien·ne·s contemporain·e·s, on peut supposer qu’il s’agit là d’un hommage et d’une reprise des concepts de Banes, mais aussi de certain·e·s des chorégraphes il·elle·s-mêmes, comme Trisha Brown, qui pensait sa pratique comme celle d’une “répartition démocratique du mouvement dans le corps tout entier” (Rainer; Brown, 1987RAINER, Yvonne; BROWN, Trisha. Conversation à propos de Glacial Decoy. In: BRUNEL, Lise et al. Trisha Brown. Paris : Éditions Bougé, 1987. P. 29-37., p. 44; cf. aussi Ginot, 1999GINOT, Isabelle. Une structure démocratique instable. In: DÉPARTEMENT danse de UFR Arts Paris 8. Mobiles: danse et utopie. Paris: L’Harmattan, 1999. P. 112-118.). Quant aux théoriciennes de l’époque, comme Sally Banes, Ramsay Burt propose l’hypothèse suivante à propos du lexique qu’elle utilise:

Même si Banes voyait dans l’art une expression de l’esprit du temps, elle souscrivait encore au paradigme moderniste selon lequel l’art progresse lentement mais sûrement vers une abstraction formelle de plus en plus pure. Ce progrès dans les arts catalysait, selon elle, le progrès social, mais seulement par ses vertus affirmatives [et non contestataires]. Elle argumentait donc que les productions du Judson Dance Theatre étaient une confirmation de la société américaine des années 1960: ‘les arts semblaient soudain capables, disait-elle, de développer les outils - et même d’incarner - la démocratie’ (Banes, 1993a, p. 10) (Burt, 2006BURT, Ramsay. Judson Dance Theater: Performative Traces. London; New York: Routledge, 2006., p. 10)18 18 Dans la version en anglais: “While Banes therefore saw art as a reflection of the spirit of its age, she still subscribed to the modernist paradigm of art’s steady progress towards a goal of formally pure abstraction. Progress in the arts, in her view, catalyses social progress, but only through affirmation. She therefore argued that the work of Judson Dance Theater was entirely affirmative in relation to US society in the 1960s: ‘the arts suddenly seemed freshly empowered […] to provide a means for – indeed, to embody – democracy”. Traduit par nos soins. .

Or, si les danseur·euse·s du Judson ont une visée politique dans leurs manières de se rassembler et de prendre des décisions ensemble, elle est tout autre que d’incarner sur la scène ou dans leurs vies collectives la démocratie américaine: tout dans la contre-culture dans laquelle ils sont baignés les invite à rejeter les “politiques de la représentation” [politics of representation] (Foster, 1985FOSTER, Susan Leigh. The Signifying Body: Reaction and Resistance in Postmodern Dance. Theatre Journal, Baltimore, v. 37, n. 1, p. 44-64, March 1985., p. 47) qui structurent à la fois le champ chorégraphique et le champ politique contemporains. Au contraire, c’est à une modification en profondeur de la démocratie qu’ils invitent, sous la forme anarchiste d’une démocratie directe qui court-circuite les institutions et vise à empêcher les prises de pouvoir centralisantes.

§2 L’anarchisme improvisé de Grand Union

C’est comme prolongement de cet anarchisme anti-institutionnel qu’on peut considérer Grand Union, un collectif formé en 1969 et qui réunit un grand nombre des chorégraphes actif·ve·s dans le Judson du début des années 1960. D’abord réunie sous la direction d’Yvonne Rainer dans une œuvre collective semi-improvisée intitulée Continuous Project Altered Daily (1969), cette “troupe intégralement composée de chorégraphes” a muté en un collectif d’improvisateur·rice·s, se produisant généralement en spectacles de quatre à cinq heures, générant à chaque spectacle de nouveaux matériaux et s’appuyant sur leurs vies et leurs aventures artistiques communes depuis le début des années 196019 19 Une “troupe intégralement composée de chorégraphes”, c’est ainsi qu’est désigné Grand Union en 1974 dans un flyer du Annenberg Center conservé à la New York Library for Performing Arts: “a unique performance group composed entirely of choreographers”. L’expression est remarquable parce qu’elle dit bien la suspension de la hiérarchie chorégraphe/danseur·euse qu’elle implique: Grand Union est un groupe où il n’y a que des auteur·e·s… Les membres du Rainer and Dance Group qui participent à la création du CPAD en 1969 (dont est issu Grand Union) sont Becky Arnold, Barbara Lloyd (Dilley), Douglas Dunn, David Gordon, Steve Paxton et Yvonne Rainer. Dong (alias de Lincoln Scott), Trisha Brown et Nancy Lewis (Green) s’ajoutent à eux pour former le collectif Grand Union à l’automne 1970. .

Le point remarquable du collectif Grand Union est le fait qu’il semble appliquer la logique anarchiste non plus seulement aux relations entre les danseur·euse·s, mais à l’acte de composition lui-même. Ainsi, alors que dans le Judson, l’anarchisme anti-institutionnel était principalement conçu comme un antidote aux rigueurs des institutions qui pouvaient régir les relations hors du studio, dans les discours et dans les relations hiérarchiques entre danseur·euse·s (qui a le droit de danser? qu’est-ce qu’on peut considérer comme danse? qui est l’auteur·e?), l’anarchisme improvisé de Grand Union met la logique anarchiste à l’épreuve de la scène. Que se passe-t-il dans un groupe quand personne ne peut savoir à l’avance ce qui se produira? Quand aucun des matériaux n’est absolument préétabli, mais où seule une histoire commune permet (maladroitement, inadéquatement) de déduire ce qui va se passer? C’est avec ces questions (et non des réponses) que Grand Union travaille, comme l’atteste ce descriptif, écrit dans une feuille de salle à l’occasion d’une performance à Oberlin College en janvier 1972:

Le Grand Union est venu au monde à l’automne 1970 pour accomplir les besoins individuels et collectifs d’un groupe de personnes liées par des relations d’amitié qui remontent, pour certaines, aux débuts des années 1960 et au fameux Judson Dance Theater de New York City, où elles ont été tour à tour chorégraphes et interprètes les unes pour les autres. Le travail qui s’y mène est collaboratif en ce sens que chacun·e peut y contribuer par ses idées. Puisque nous sommes tou·te·s danseur·euse·s de formation, le mouvement y a une certaine importance. Cependant, il y a aussi des accessoires et des costumes qui, combinés les uns avec les autres, peuvent produire un théâtre intensément imagé. Notre approche, en permanente mutation, a pour conséquence qu’aucune performance ne se ressemble. Tantôt la soirée paraît se dédier intégralement à l’humour et au jeu; tantôt, nous nous retrouvons dans une ambiance solennelle et hautement symbolique. Parfois, il est tout simplement difficile d’en dire quoi que ce soit. De ce point de vue, le Grand Union repose davantage sur des processus et sur l’implication personnelle et sur les transitions, que sur une vision particulière de l’art ou du théâtre (Grand Union, 1972GRAND UNION. Performances at Oberlin College: January 1972. New York: New York Public Library for Performing Arts Archives, 1972. (MGZ MD 132 box 1 folder 1)., s. p.)20 20 Dans la version en anglais: “The Grand Union came into being in the fall of 1970 to fulfill the individual and collective needs of a group of people who had been variously associated as friends, choreographers, and performers for as many as ten years, dating from the beginning of the famous Judson Dance Theater in New York City. The work they do is collaborative in that ideas can be contributed by anyone. Since all of the performers are trained dancers, the emphasis is on movement. However there are props and constumes used which; when combined in various ways, can produce an intensely imagistic theater. An ongoing, constantly changing approach to work results in no two performances being alike. Sometimes the evening seems to be about fun and games; sometimes it is solmen and highly symbolic. Sometimes it is hard to characterize. In this respect, the Grand Union seems to be more about process and involvement and transition than about any fixed view of art and theater”. Traduit par nos soins. .

Dans un article publié la même année (le premier de sa main et le premier de la main d’un des membres du collectif), Steve Paxton définit Grand Union comme un “collectif théâtral anarcho-démocratique” (Paxton, 2017PAXTON, Steve. ‘D’un pied sur l’autre (1972-1975)’. Édité et traduit par Romain Bigé. Recherches en danse, Traductions, mis en ligne le 16 juin 2017. Disponible sur: <Disponible sur: https://journals.openedition.org/danse/1235 >. Consulté le 23 octobre 2019.
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[1972]). Cette expression ambiguë indique ce que nous avons déjà pointé de la relation de Paxton à l’anarchie, ici teintée de démocratie. Parler d’anarcho-démocratie, c’est suggérer que l’anarchie ne doit pas être visée comme un but absolu dans la mesure où l’absence de pouvoir ou l’absence de commandement ne sont, selon lui, ni souhaitables ni réalisables, mais comme un défi lancé à la démocratie libérale indirecte: l’anarchisme est sa mise à l’épreuve; et il a pour fonction de révéler les jeux de pouvoir masqués par son fonctionnement ordinaire. C’est du moins ce qui apparaît dans la suite de l’article.

D’après Paxton, Grand Union semble être devenu un collectif d’improvisation pour ainsi dire par accident: à force de rejeter les formes qui auraient été menées par l’un·e ou l’autre des chorégraphes, chacun·e aurait fini par accepter que les gestes et les formes et les actions pouvaient être produites ex tempore. Mais, remarque Steve Paxton (2017 [1972PAXTON, Steve. The Grand Union. The Drama Review: TDR, Cambridge, Massachusetts, v. 16, n. 3, p. 128-134, 1972.]),

Le chemin n’était pas clair pour tous les membres. Nous sommes conditionnés pour l’esclavage volontaire. Dans une démocratie, les dictateurs doivent exiger des autres qu’ils soient esclaves; une chance pour les dictateurs, le mode de vie américain produit des esclaves qui ne sont pas conscients du mécanisme de cette production.

Paxton conçoit ainsi les spectacles de Grand Union comme des laboratoires socio-politiques dont l’objectif est de produire “[...] des formes de liberté individuelle au sein du groupe et de stimuler de nouveaux modes de conscience” (Paxton, 2017 [1972]).

Bien sûr, ces laboratoires sont momentanés, mais cette momentanéité fait partie de leur essence anarchiste. Comme les Zones Autonomes Temporaires (TAZ) théorisées par Hakim Bey, ce sont des événements (ou des soulèvements) anarchistes et non des utopies qui auraient pour fonction d’inventer des structures ou des états idéaux: elles existent comme des surrections ou des résistances; leur temporalité est celle du punctum intense et non de la pérennité. C’est pourquoi Bey liait l’insurrection anarchiste à la fête:

La TAZ en tant que festival. Stephen Pearl Andrews proposa, comme image de la société anarchiste, le dîner, où toute structure d’autorité se dissout dans la convivialité et la célébration. Ici nous pourrions également évoquer le concept des sens comme base du devenir social de Fourier - le ‘tactrut’ et la ‘gastrosophie’ - ainsi que son ode aux implications négligées du goût et de l’odorat (Bey, 2007BEY, Hakim. TAZ. Zone Autonome Temporaire. Paris: Éditions de l’Éclat, 2007. [1991], p. 21).

De la même manière, mais au sens certes réduit et momentané d’une expérimentation scénique, les improvisations de Grand Union constituent des suspensions festives fondées sur l’inattendu et la rencontre: “aucune performance ne se ressemble” écrit Steve Paxton dans le flyer de Grand Union déjà cité; d’un soir sur l’autre, ce peut être un événement joyeux ou une cérémonie solennelle. En tant que fêtes, les performances de Grand Union sont également des moments d’intensités sensorielles:

Dans un travail de ce type, les yeux apprennent à juger avec plus d’acuité, la peau devient hypersensible aux qualités du toucher, en particulier les bras; […] la confiance est mise à l’épreuve des nerfs, poussée à sa limite. Comprendre où l’attention de l’autre est focalisée devient facile: c’est instinctif. Et c’est aussi crucial pour la sécurité et pour la communication (Paxton, 2017PAXTON, Steve. ‘D’un pied sur l’autre (1972-1975)’. Édité et traduit par Romain Bigé. Recherches en danse, Traductions, mis en ligne le 16 juin 2017. Disponible sur: <Disponible sur: https://journals.openedition.org/danse/1235 >. Consulté le 23 octobre 2019.
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[1972]).

Une des garanties de cet état expérimental, émergentiste ou momentanéiste, est l’absence d’esthétique préalable (Paxton parle d’une “esthétique à l’état brut”) qui permet d’éviter que les danseur·euse·s n’agissent en fonction d’une idée préconçue du beau ou du bien: ni dieu, ni maître, ni chorégraphe, ni esthétique. Plutôt qu’une famille de chorégraphes, Grand Union constitue ainsi une bande au sens presque primitiviste du terme où l’a, à nouveau, analysé Hakim Bey:

La famille, dit-il, est fermée par la génétique, par la possession par l’homme de la femme et des enfants, par la totalité hiérarchique de la société agraire/industrielle. La bande est ouverte - certes pas à tous mais, par affinités électives, aux initiés liés par le pacte d’amour. La bande n’appartient pas à une hiérarchie plus grande, mais fait plutôt partie d’une structure horizontale de coutumes, de famille élargie, d’alliance et de contrat, d’affinités spirituelles, etc. (Bey, 2007BEY, Hakim. TAZ. Zone Autonome Temporaire. Paris: Éditions de l’Éclat, 2007. [1994], p. 19).

L’anarcho-primitivisme de Bey entre bien en écho avec la rhétorique de Paxton à l’égard de Grand Union qui parle de “l’enchevêtrement des vies” (Paxton, 2017PAXTON, Steve. ‘D’un pied sur l’autre (1972-1975)’. Édité et traduit par Romain Bigé. Recherches en danse, Traductions, mis en ligne le 16 juin 2017. Disponible sur: <Disponible sur: https://journals.openedition.org/danse/1235 >. Consulté le 23 octobre 2019.
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[1972]) comme du fondement d’une réserve d’invention et de confiance collective:

Les membres [de Grand Union] s’échappent et reviennent dans des structures élastiques, jouant souvent autant sur les niveaux de compréhension mutuelle que sur la forme originelle. Cette compréhension des états physiques et mentaux des autres est le résultat d’innombrables années de répétitions, de fêtes communes et de longues nuits passées à faire des retours sur chaque représentation (Paxton, 2017PAXTON, Steve. ‘D’un pied sur l’autre (1972-1975)’. Édité et traduit par Romain Bigé. Recherches en danse, Traductions, mis en ligne le 16 juin 2017. Disponible sur: <Disponible sur: https://journals.openedition.org/danse/1235 >. Consulté le 23 octobre 2019.
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[1972]).

Et Paxton d’en conclure que c’est ainsi que “[...] l’improvisation [a paru] la forme dans laquelle tous pouvaient participer de manière égale, sans recourir à des hiérarchies sociales arbitraires à l’intérieur du groupe” (Paxton, 2017 [1972]).

On le voit donc dans cet article et à travers les aventures de Grand Union, ce qui se déclare c’est une corrélation entre anarchie et improvisation: l’improvisation, comme effort de conserver une forme “permissive, interchangeable, élastique, imprécise” (Paxton, 2017PAXTON, Steve. ‘D’un pied sur l’autre (1972-1975)’. Édité et traduit par Romain Bigé. Recherches en danse, Traductions, mis en ligne le 16 juin 2017. Disponible sur: <Disponible sur: https://journals.openedition.org/danse/1235 >. Consulté le 23 octobre 2019.
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[1972]) et ce que cela suppose de sensibilité aux autres, de confiance dans le collectif, de curiosité pour les petites différences, répond en effet assez bien aux exigences anarchistes de rapports interpersonnels émergents plutôt que reposant sur des critères préexistants (Graeber, 2006GRAEBER, David. Pour une anthropologie anarchiste. Montréal: Lux éd., 2006. , p. 13). En ce sens, l’anarchisme improvisé que Steve Paxton voit à l’œuvre dans Grand Union correspond assez bien à la conception momentanéiste du pouvoir et des hiérarchies, prônée par nombre d’anarchistes: le pouvoir, les hiérarchies, les relations préétablies ne peuvent pas être bannies, mais du moins pouvons-nous les suspendre et les rendre plastiques et mobiles par un effort de sensibilité aux événements qui nous rassemblent.

§3 L’anarchisme mutualiste du Contact Improvisation

Or cette logique émergentiste qu’il découvre dans les improvisations de Grand Union et dans les relations compositionnelles qui se tissent entre les chorégraphes durant leurs longues performances de cinq heures, Steve Paxton entend la déplacer au duo: c’est ainsi que naît le Contact Improvisation. Dans un article de 1975PAXTON, Steve. Contact Improvisation . The Drama Review: TDR , Cambridge, Massachusetts, v. 19, n. 1, p. 40-42, 1975. , il affirme clairement cette continuité:

Le travail [initié dans Grand Union] continue. Et c’est toujours, pour reprendre les termes de Jill Johnston, ‘‘d’hommes et de femmes ordinaires’’ qu’il est question, même si […] à présent, les accidents individuels arrivent dans le contexte d’un système de duo qui a été nommé Contact Improvisation (Paxton, 2017PAXTON, Steve. ‘D’un pied sur l’autre (1972-1975)’. Édité et traduit par Romain Bigé. Recherches en danse, Traductions, mis en ligne le 16 juin 2017. Disponible sur: <Disponible sur: https://journals.openedition.org/danse/1235 >. Consulté le 23 octobre 2019.
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[1975]).

Contact Improvisations, c’est d’abord le titre d’une série de cinq performances de cinq heures chacune qui se sont données en juin 1972 dans une galerie d’art à New York21 21 La première de la pièce Contact Improvisations est donnée dans la galerie John Weber à New York, du 1er au 5 juin 1972, cinq heures par jour, de 13h à 18h. La pratique est présentée dans une salle au fond de laquelle sont projetés Dr Chicago et Cry Dr Chicago de George Manupelli, deux films expérimentaux où Steve Paxton joue un rôle secondaire de toxicomane. Celles et ceux qui expérimentent à la John Weber Gallery sont un groupe constitué d’ancien-nes étudiant-es et de collègues rencontrées par Steve Paxton au cours des années 1960 et 1970: Tim Butler, Laura Chapman, Barbara Dilley, Leon Felder, Mary Fulkerson, Tom Hast, Daniel Lepkoff, Nita Little, Alice Lusterman, Mark Peterson, Curt Siddall, Emily Siege, Nancy Stark Smith, Nancy Topf et David Woodberry. . En un demi-siècle, ces cinq performances où, comme je l’ai dit ailleurs, “[une vingtaine de] danseurs et danseuses se sautaient les un·e·s sur les autres, testaient collisions, touchés et portés devant des visiteur·euse·s interloqué·e·s [se sont transformées] en une forme de danse expérimentale transmise un peu partout dans le monde. […] De l’extérieur, le Contact Improvisation ressemble tantôt à des chiens qui se chamaillent, tantôt à des gens qui font l’amour, tantôt à des gens qui font la sieste, tantôt à de la voltige” (Bigé, 2018BIGÉ, Romain. Gestes du Contact Improvisation. Rennes: Musée de la danse, 2018., p. 5). Ainsi, en 1973, Steve Paxton écrit: “Aux États-Unis, une forme de danse a récemment émergé qui considère chaque danseur·euse comme une surface sur laquelle jouer, un sol. Baptisée CONTACT IMPROVISATION, cette forme ressemble à la lutte, au jitterbug, à la baise, à un rouler-bouler et à la jongle” (Paxton, 2017 [1977PAXTON, Steve. Solo dancing. Contact Quarterly , Northampton, v. 2, n. 3, Spring 1977.]). C’est ainsi une pratique où les danseur·euses expérimentent avec le toucher et le poids en relation les un·es aux autres. C’est ce qui faisait dire à Karen Nelson que les contacteur·euse·s sont des révolutionnaires du toucher:

Les personnes pratiquant le Contact sont des révolutionnaires. Nous nous entraînons dans l’art du toucher le sol et de nous unifier avec les forces de la Terre. Nous sentons nos corps. Nous touchons les autres. Nous bougeons nos masses, nous nourrissons les dépossédés de toucher, les affamés de confiance, les accros au moment présent, ceux qui font la confusion entre l’amour, le sexe et le toucher. Nous apprenons à recevoir un toucher qui nourrit. Nous apprenons à permettre à nos corps d’être supportés, peut-être pour la première fois depuis l’enfance. Nous apprenons à donner le centre de notre poids à une autre personne. Nous décidons de nous ouvrir par la curiosité, la sensualité, l’émotion et la physicalité. Les tissus du corps se ramollissent et se relâchent. Les défenses se font moindres. Nous nous ouvrons (Nelson, 1999NELSON, Karen. ‘La révolution par le toucher. Donner la danse’. Contact Improvisation . Bruxelles: Nouvelles de danse , #38-39, 1999., p. 123).

Comme on l’entend, le Contact Improvisation n’est pas sans résonances avec toute la culture nouvelle des arts du mouvement qui se développe dans les années 1960 et 1970: depuis la révolution sexuelle jusqu’aux sports de glisse, comme le surf ou le skateboard, à l’importation occidentale du yoga et des arts martiaux (Novack, 1990NOVACK, Cynthia J. Sharing the Dance. Contact Improvisation and American Movement Culture. Madison: Univ of Wisconsin Press, 1990.). Il place les personnes qui le pratiquent dans des situations souvent laissées en jachère par les sociétés post-industrielles: des situations d’intimité tactile, de porter et de chute où la collaboration des partenaires est parfois essentielle à la survie.

Au tournant de l’année 1975, la question s’est posée aux fondateur·rice·s du Contact Improvisation s’il·elle·s devaient poser un copyright sur la forme. Certaines démarches ont été entreprises, certains papiers signés, mais les signataires ne sont pas allés jusqu’au bout du processus légal (Stark Smith, 1998STARK SMITH, Nancy. A Question of Copyright. Some History, 1975. Contact Quarterly , Northampton, v. 23, n. 1, Winter/Spring 1998.). Comme en témoigne Nancy Stark Smith, ce n’était pas par largesse d’esprit, ni dans l’idée d’“abandonner le Contact Improvisation au peuple” (Stark Smith; Paxton, 2018PAXTON, Steve. Gravity. La gravité. Traduit par Denise Luccionni. Bruxelles: Contredanse, 2018., p. 36)22 22 Le dialogue d’où cette expression est tirée, intitulé Politics of Mutuality, est assez révélateur de l’attitude débonnaire des fondateur·rice·s à l’égard de l’autorité. “Steve Paxton: Tu m’as dit que tu voulais qu’on démonte ensemble le mythe selon lequel nous aurions ‘abandonné le Contact Improvisation au peuple’… Nancy Stark Smith: Que tu l’aurais donné aux gens. SP. Oui, hé bien, il semble qu’on l’ait tou·te·s ensemble donné aux gens. Mais qu’est-ce que tu veux démonter au juste? NSS. Je veux démonter l’idée selon laquelle, en ne déposant pas le copyright du Contact Improvisation, tu avais intentionnellement pensé ‘Laissons-le aux gens’. J’avais plutôt l’impression que c’était parce que tu n’étais pas intéressé par le copyright et ce qu’il impliquait: contrôler et réguler, et que tu n’avais tout simplement pas envie d’être ennuyé par ce genre de choses. SP. C’est tout à fait vrai, mais pourquoi est-ce que les deux ne pourraient pas être vrai en même temps? Pourquoi faudrait-il démonter une version et promouvoir l’autre?” (Stark Smith; Paxton, 2018, p. 36). Dans la version en anglais: “Steve Paxton: You were talking about debunking the myth — the so-called myth — that we gave it to the people… Nancy Stark Smith: That you gave it to the people. SP: […] Well, we all gave it to the people. What exactly are you debunking? NSS: I’m debunking the idea that in not going forward with the copyrighting of Contact Improvisation you were intentionally thinking, ‘No, I want to give this to the people’. My sense was that it was more a function of just not being interested in going the route of copyrighting and then having to check people and regulate it, and that you just didn’t want to be bothered with that stuff. SP: Totally, but can’t you see that both can be true at once? Why debunk one and promote the other?” (Traduit par nos soins). ; c’est plus simplement que ni Steve Paxton, ni Lisa Nelson, ni Nancy Stark Smith, ni Daniel Lepkoff, ne se voyaient “devenir les ‘contact-flics’ du monde” (Stark Smith, 2006STARK SMITH, Nancy. Harvest. Contact Quarterly , Northampton, v. 31, n. 2, Summer/Fall 2006., p. 50)23 23 Dans la version en anglais: “to become the ‘contact cops’ of the world” Traduit par nos soins. . Il·elle·s ne sont ainsi jamais devenu·e·s les propriétaires de la forme: chacun·e peut s’en emparer, et librement l’enseigner, la retravailler, la réinventer24 24 Ainsi, nombreuses sont les personnes qui n’hésitent pas à enseigner le Contact Improvisation après quelques années de pratique à peine (c’était le cas des fondateur·rices…). Au cours des six dernières années passées à partager des espaces de pratique américains et européens, j’observe généralement que les enseignant·e·s commencent à transmettre le Contact Improvisation autour d’eux d’abord parce qu’il·elle·s ont le désir de se constituer des partenaires locaux; il est rare qu’il commence à le faire pour en tirer un revenu. Voir aussi sur ce point (Stark Smith, 2006) qui compare le Contact Improvisation au poker: comme on ne peut pas le jouer seul·e, il faut l’enseigner à d’autres pour pouvoir pratiquer. Assurément, ceci n’empêche pas certains individus de faire carrière ou de tirer des revenus en enseignant ou en organisant des événements de Contact Improvisation, et de le faire selon des logiques économiques qui ressemblent fort à celles des entreprises capitalistes (Felber, 2014), mais cette tendance ne semble pas être majoritaire. .

Or cette attitude libérale ou libertaire, cet anarchisme anti-institutionnel envers la forme (personne n’en est le détenteur ou la garante; et tout le monde l’est) ne sont pas seulement recherchés au niveau socio-politique: ils sont actifs dans la pratique elle-même.

Dans un texte de 1975, Steve Paxton mentionne la tendance, dans un duo, à instituer des rôles passif/actif: rapidement, même entre des inconnu·e·s, des habitudes s’installent et créent des dipôles qui ont tendance à durer plus longtemps que nécessaire.

Toutes ces formes émergent naturellement, mais je n’ai jamais vraiment cherché à les enseigner, sinon pour souligner ce que l’on gagne à ne pas se les fixer comme rôles prédéfinis dans l’aspect social et relationnel de l’improvisation, et pour indiquer quelles formes s’avèrent sans issue. Les débutant·e·s ont tendance à tomber dans une forme et à s’y cantonner plusieurs secondes durant. Personne n’est forcé d’être actif ou passif pendant longtemps, et il est désirable d’avoir l’intelligence et la liberté de choisir quel mode est approprié à l’improvisation qui est en train d’avoir lieu. Le couple dépasse alors le niveau des réponses socio-glandulaires pour atteindre un niveau supra-social (Paxton, 2017PAXTON, Steve. ‘D’un pied sur l’autre (1972-1975)’. Édité et traduit par Romain Bigé. Recherches en danse, Traductions, mis en ligne le 16 juin 2017. Disponible sur: <Disponible sur: https://journals.openedition.org/danse/1235 >. Consulté le 23 octobre 2019.
https://journals.openedition.org/danse/1...
[1975]).

On comprend bien la visée: s’entraîner au Contact Improvisation, c’est s’entraîner à diminuer la tendance “socio-glandulaire” à formaliser et à institutionnaliser, même au sein d’un court duo entre deux partenaires, les rôles à jouer. Il ne s’agit pas de dissoudre les rôles: ceux-ci “émergent naturellement”; simplement il s’agit de s’apprendre une certaine plasticité à leur égard: “personne n’est forcé d’être acti·f·ve ou passi·f·ve pendant longtemps”. On retrouve ainsi l’anarchisme improvisé qu’on avait découvert à l’œuvre dans Grand Union: les rôles, les pouvoirs, les tendances ne doivent pas être niées, mais il s’agit de s’entraîner à les fluidifier.

Cependant, on peut franchir avec le Contact Improvisation un pas de plus vers une détermination nouvelle de l’anarchisme, sous une forme que nous voudrions maintenant définir comme l’anarchisme mutualiste du Contact Improvisation.

Le terme de mutualisme est particulièrement présent dans les premiers écrits de Steve Paxton. Ainsi dans un des premiers textes qu’il rédige pour présenter le Contact Improvisation, il le décrit comme la recherche d’une “entente mutuelle” (Paxton, 2017 [1973]). Un duo de Contact Improvisation propose en effet que chaque partenaire peut “donner ou recevoir le poids de l’autre à tout instant”, ce qui exige, dit Paxton, “un état d’être ou d’esprit qui soutienne une liberté mutuelle mêlée d’entraide (mutual freedom with mutual reliance)” (Paxton, 2017 [1973])25 25 En un sens similaire, l’une des fondatrices du Contact Improvisation, Mary Fulkerson, parle à l’égard du Contact Improvisation d’“anarchisme responsable”: “Je me souviens du Contact aujourd’hui, après 27 ans de déve loppement d’images esprit-corps dans la chorégraphie. J’étais inté ressée par la création de formes participatives, chaotiques, aux structures ressemblant à la vie, qui autorisaient un renouvellement et un changement continus, mais qui impliquaient aussi des lignes de prédictibilité. A travers les six dernières années de mon travail, j’ai développé le concept d’‘anarchie responsable’ pour maîtriser et guider cette recherche” (Fulkerson, 1999 [1996], p. 197). .

Cette référence au mutualisme, comme l’a remarqué avec finesse Hannah Yohalem (Yohalem, 2018YOHALEM, Hannah. Displacing Vision: Contact Improvisation , Anarchy, and Empathy. Dance Research Journal , Cambridge, v. 50, n. 2, p. 45-61, 2018.), n’est sans doute pas sans lien avec les travaux pionniers du biologiste et géographe anarchiste Pierre Kropotkine (1906KROPOTKINE, Petr Alekseevič. L’entr’Aide: un facteur de l’évolution. Paris : Hachette, 1906. ) sur L’entr’aide, qui venaient d’être réimprimés aux États-Unis en 1955 sous le titre Mutual Aid - et dont les mémoires avaient paru en 1968 avec une préface du peintre Barnett Newman, arguant de leur puissance comme “ferment révolutionnaire” et appelant à épouser les idées mutualistes comme autant de soutiens à la “créativité” et à la vie collective (Newman, 1990 NEWMAN, Barnett. ‘The True Revolution is Anarchist!’: Forword to Memoirs of a Revolutionist by Peter Kropotkin. [1968]. In: NEWMAN, Barnett. Selected Writings and Interviews. Edited by John P. O’Neill. Berkeley: University of California Press, 1990.[1968], p. 45 apud Yohalem, 2018, p. 50)26 26 Dans la version en anglais: “revolutionary ferment” et “creative way”. Traduit par nos soins. . De fait, Paxton se réfère aujourd’hui à L’entraide comme à une source théorique majeure pour comprendre le Contact Improvisation (Felber, 2014FELBER, Christian. ‘Contact vs. Capitalism’. At the Contactfestival Freiburg, curated by Daniela Schwartz with responses by Adrian Russi, Eckhard Müller, Sara Shelton Mann, Steve Paxton, Daniel Lepkoff, Nita Little, and Nancy Stark Smith. Contact Quarterly, Northampton, CQ Unbound, 2014. Disponible sur: <Disponible sur: https://contactquarterly.com/cq/unbound/view/contact-vs-capitalism#$ >. Consulté le: 15 mars 2018.
https://contactquarterly.com/cq/unbound/...
). Il en résume les acquis de la manière suivante:

Au moment où la théorie de Darwin a commencé à être défigurée en darwinisme social, le prince Kropotkine commençait son investigation sur la coopération et même sur les comportements sacrificiels inter-espèces. Il est remarquable que le darwinisme social ait fait tant d’émules, et que l’œuvre de Kropotkine ait été aussi négligée. La nature ‘déchaînée et sauvage’ semble avoir captivé nos imaginaires, et bien sûr, ce n’est pas seulement à la guerre qu’il faut ici penser, mais aux économies capitalistes. En réalité, toutes les pensées réactionnaires sont impliquées ici: le racisme, le sexisme, le nationalisme, le radicalisme religieux - autant d’idéologies qui définissent la vie comme compétition. Ce n’est pas une très belle image, même si bien sûr, c’est une image qu’on ne peut pas totalement ignorer (Paxton, 2015PAXTON, Steve. ‘Re: Pre and trans-individual’. Lettre du 11 juillet 2015. (Archives personnelles de Romain Bigé)., s. p.)27 27 Dans la version en anglais: “As Darwin’s Theory began its disfiguring mutation into Social Darwinism, Prince Kropotkin began his investigation of cooperation and even sacrifice within species. It is instructive to note that Social Darwinism became popular, and Kropotkin’s work has been neglected. Nature, ‘red in tooth and claw’, captured our imaginations. And of course, not only war, but capitalistic economies spring to mind. Indeed, every aspect of mind sets employing the terms ‘versus’ is implicated, such as racism, sexism, nationalism, religionism, any set which understands life as competition. Not a pretty picture. Yet evidently one we need to contemplate”. Traduit par nos soins. .

On peut gloser ces remarques. L’entr’aide est, comme le note bien Paxton, un plaidoyer pour la prise en compte d’un facteur oublié de l’évolution: la coopération. L’idée est qu’aux côtés de la compétition inter- et intra-espèces, une autre force est à l’œuvre dans la sélection naturelle, à savoir: la capacité des êtres vivants à vivre en symbiose les uns avec les autres. L’intégration des vivant·e·s individué·e·s ou des espèces dans des écosystèmes plus larges, leurs capacités à soutenir ces écosystèmes de manière durable, exercent une pression sélective au moins aussi forte que la compétition pour des avantages égoïstes ou spécistes. Darwin le martelait déjà contre tou·te·s les partisan·ne·s du darwinisme social, la “survie des plus adapté·e·s” (Spencer 1864SPENCER, Herbert. The Principles of Biology. London: William and Norgate, 1864., p. 444)28 28 Dans la version en anglais: “This survival of the fittest”. ne signifie pas la survie des plus fort·e·s: être adapté·e peut aussi vouloir dire être plus faible, être plus discret·e, etc. Mais Kropotkine montre qu’il faut aller plus loin: non seulement être adapté·e ne signifie pas nécessairement être le·la plus fort·e ou le·la plus agressif·ve, mais plus fortement encore être adapté·e signifie souvent le·la plus social·e et le·la plus solidaire, c’est-à-dire le·la plus à même de soutenir la vie des autres co-vivant·e·s. Vincianne Despret (2015DESPRET, Vinciane. Naissance d’une Théorie Éthologique. La danse du cratérope écaillé. Paris : Empêcheurs de penser rond, 2015. ) a bien montré pourquoi, au cours du XXe siècle, cette hypothèse n’a guère fait l’objet de recherches poussées qu’aux franges de la biologie: elle ne cadre pas vraiment avec l’image de la nature humaine que présente le capitalisme mondial intégré comme une nature égoïste et compétitive - qu’il faut tantôt libérer pour le bien de tou·te·s (option des politiques de droite) ou réfréner pour la protection des plus faibles (option des politiques de gauche)29 29 Au cours des vingt dernières années, de nombreux travaux en biologie, en éthologie et en écologie tendent à confirmer ce que Kropotkine avait supposé, à savoir que la coopération est un facteur de l’évolution au moins aussi déterminant que la compétition (cf. Gould, 1988; Servigne; Chapelle, 2017). .

Comme la citation précédente l’indique, Paxton n’idéalise pas la situation coopérative: elle est simplement l’une des manières dont la vie s’exprime, qu’on peut s’efforcer (en tant qu’artiste, en tant que citoyen·ne) de renommer. C’est ce que la suite de notre texte de 2015 indique:

Le Contact Improvisation n’échappe pas aux structures sociales [de la société capitaliste]. Haha. Mais il pourrait bien être un levier qui nous permette de modifier la compréhension du social dont nous héritons. Parce que c’est une activité qui se définit à partir d’autres types de mouvements: ceux qu’on observe entre les parents et leurs nourrissons par exemple, des mouvements de soutien, des mouvements réflexes, des mouvements mutuels et qui soutiennent le développement. En ce sens, les mouvements qu’on trouve dans le Contact Improvisation ont bien à voir avec la vie, du moins avec ces moments où la vie émerge, et peut-être à partir d’eux peut-on remettre en cause l’univocité de ces moments où la vie prend inversement les aspects de l’individuation, de la séparation, de la compétition, de l’agression et puis finalement de la guerre et de ses atrocités (Paxton, 2015PAXTON, Steve. ‘Re: Pre and trans-individual’. Lettre du 11 juillet 2015. (Archives personnelles de Romain Bigé)., s. p.)30 30 Dans la version en anglais: “CI falls between the social constructs. Haha. It may be a lever which lets us shift the social understanding we receive. It is an activity couched in the terms defined in movements between a parent and infant, ie supportive, reflexive, mutual, developmental. In this way, it is fundamentally life-like, at least in the basic moments of emerging life, and maybe we can question why life continues development into individuation, separation, competition, aggression, and so forth into war and atrocity”. Traduit par nos soins. .

On le voit, les espoirs que Paxton nourrit à l’égard du Contact Improvisation ne sont pas minces. En même temps, ils s’appuient sur un certain réalisme ou disons un certain “naturalisme”, comme l’a justement relevé Bojana Cvejić (Cvejić, 2019CVEJIC, Bojana. ‘A Physical Quest For Natural Rights’. In: BIGÉ, Romain (Ed.). Steve Paxton: Drafting Interior Techniques. Lisbon: Culturgest, 2019., p. 62): il s’agit bien en effet pour Paxton de naturaliser les mouvements, c’est-à-dire de faire appel, sous le social, à des mouvements qui seraient d’un autre ordre, plus ou “autrement” naturel. Car c’est justement l’enjeu: faire surgir en soi et avec l’autre une autre idée de la nature que celle usuellement présentée par la mythologie de la compétition. Il ne s’agit pas de nier l’existence de cette dernière, mais de proposer une autre image et comme une autre pratique quotidienne, où les enjeux ne seront pas de lutter contre des adversaires, mais de collaborer à une forme commune. Paxton l’exprime assez clairement dans un passage d’un dialogue avec Yvonne Rainer:

Ce qui m’intéresse dans […] le Contact Improvisation, c’est qu’il s’agit d’un jeu où ton adversaire n’est autre que toi-même, et où tu as besoin d’être deux pour gagner. Cela s’oppose à toutes les situations où ton opposant·e, c’est l’autre, et où seul l’un·e de vous deux peut gagner (Rainer; Paxton, 1997RAINER, Yvonne; PAXTON, Steve. Conversation Between Yvonne Rainer and Steve Paxton / Conversation entre Yvonne Rainer et Steve Paxton. In: BENOIT, Agnes (Ed.). On the Edge: Dialogues on Dance Improvisation in Performance. Bruxelles: Contredanse , 1997., p. 21).

Comment organise-t-on un jeu où l’adversaire est soi-même et où l’on ne peut gagner qu’à deux? Comment singulièrement le Contact Improvisation invente-t-il des stratégies pour placer ses joueurs dans la disposition, dans “l’état d’être et d’esprit” qui favorise une “liberté mutuelle mêlée d’entraide”?

Proposons qu’un début de réponse à ces questions pourrait être fourni par la manière dont le sens du toucher est travaillé en Contact Improvisation. Le toucher est en effet un des gestes centraux mis en jeu par le Contact Improvisation, où les partenaires sont constamment poids à poids, peaux à peaux, muscles à muscles, os à os. Or, à l’intérieur de ce contact, une certaine sensibilité mutualiste est travaillée qu’on pourrait appeler, à la suite d’Alice Godfroy, le “tact” (Godfroy, 2015GODFROY, Alice. Les dessous du Corps-Objet: une pratique du tact. Corps-Objet-Image, Strasbourg, n. 1, février 2015. ): le tact est une sensibilité mutualiste parce qu’il implique d’être à l’écoute à la fois de la manière dont l’autre m’affecte et de la manière dont j’affecte l’autre. Le tact n’est pas une politesse, car il ne s’agit pas de polir ou de lisser les aspérités de la relation. Le tact est plutôt une délicatesse: reconnaissance des rugosités, et navigation, négociation, acceptation des différences, le tact est un toucher attentif.

C’est ce qu’on peut observer dans cette pratique, la “danse des index” (en anglais: finger oui-ja)31 31 La oui-ja ou ouijie board est une table de divination bon marché pour les apprenti·e·s spirites: muni de ce plateau en bois où sont inscrites les lettres de l’alphabet et les signes ‘oui’ et ‘non’, les spirites réuni·e·s placent leurs index sur un triangle et, après invocation de l’esprit (‘esprit es-tu là ?’) assistent au miracle de sentir le triangle bouger indépendamment de leur volonté pour écrire un message. On explique généralement le phénomène comme un cas d’illusion idéo-motrice, où le sujet est entraîné à produire des mouvements sans en avoir conscience (cf. notamment James, 1890, ch. 26; Hines, 2003, p. 47). La danse des index proposée par Nancy Stark Smith s’appuie sur le même phénomène: n’étant qu’écoute, je suis les mouvements de mon-ma partenaire qui fait de même, si bien que nous avons tou·te·s deux la sensation d’être guidé·e, sans pour autant qu’il y ait aucun guide. , élaborée par Nancy Stark Smith au début des années 1970 (Stark Smith 2006, p. 52) et reprise par de nombreux·euses practicien·ne·s de Contact Improvisation. Donnons-en, ici, une version:

Debout, face à face avec une autre personne, je vous invite à pointer votre index en direction de votre partenaire, de sorte que vos deux index arrivent à se rencontrer. Restez-là un instant: fermez les yeux, goûtez le point de contact, qui est à la fois comme une fenêtre sur l’autre et un miroir sur vous. Une fenêtre car même sans le voir vous pouvez entrer dans le corps de l’autre: sentir non seulement le bout de son index mais sa main, son poignet, son bras, son torse, peut-être même jusqu’à ses pieds en contact avec le sol. Un miroir car la pression que vous exercez se répercute partout dans votre corps: dans votre main, dans votre poignet, dans votre bras, dans votre torse, et même jusqu’à vos pieds et à l’appui que vous trouvez dans le sol32 32 Nous donnons ici une version personnelle de la finger ouija, adaptée d’atleliers suivis avec Nancy Stark Smith dans les années 2010 et de bien d’autres praticien·ne·s de Contact Improvisation qui l’utilisent dans leurs transmissions. .

Dans cet exercice (devenu un classique du Contact Improvisation), Nancy Stark Smith invite à explorer la réciprocité du toucher: je m’y exerce non seulement à lire l’autre de l’autre côté de la frontière de nos peaux, mais encore à comprendre que cette lecture m’informe sur moi-même. Ainsi, la mesure à laquelle je me rends disponible au toucher de l’autre est l’aune à laquelle je suis capable de la·le sentir - le toucher implique ici plus qu’une simple réciprocité: une mutualité des sensations. Ce n’est pas seulement que te touchant, me voilà aussi touché par toi: c’est surtout que pour te toucher, je dois me laisser être touché par toi, car c’est dans la mesure où tu me touches que je peux te sentir. Autrement dit: te sentir, c’est te sentir me toucher, et non seulement te sentir toi.

Or cela continue:

Peut-être cela a-t-il déjà commencé, et sinon, soyez attentifs au moment où cela commencera: le point de contact va bientôt désirer bouger dans l’espace. C’est d’abord assez petit, à peine un tremblement, mais bientôt le point de contact désire naviguer. Ce n’est pas vous ni votre partenaire qui décidez de ce déplacement. C’est le point de contact qui mène sa vie et que vous soutenez. Vous pouvez imaginer qu’il s’agit d’un point lumineux qui se déplace entre vous et votre partenaire, qui laisse des traces dans l’espace. Vous êtes au service de ce déplacement: une troisième entité est entre vous et votre partenaire, un tiers qui vous bouge plutôt que vous ne le faites bouger.

Les mouvements que je fais, bien qu’ils soient les miens, ne viennent ni de moi ni de l’autre, mais de nous deux, ou plus exactement, de l’événement que nous partageons.

Comme le remarque Steve Paxton, en Contact Improvisation, ce partage est primordialement pondéral:

Quand vous avez deux corps, et que l’un d’eux place son poids, imaginons, sur l’épaule ou sur le dos de l’autre, un centre de masse partagé émerge entre les deux unités. Les deux corps deviennent un seul, du moins en relation à la gravité (Paxton, 2018PAXTON, Steve. Gravity. La gravité. Traduit par Denise Luccionni. Bruxelles: Contredanse, 2018., p. 69).

Nul besoin ici d’aucune décision volontaire, mise à part celle de l’écoute, et d’une certaine acceptation: je ne suis plus le seul sujet/agent des mouvements que je fais. C’est cette écoute, ce tact, qui donne son fondement au mutualisme anarchiste singulier, fondé sur la coadaptation constante des partenaires l’un·e à l’autre, qui caractérise le Contact Improvisation.

Ce que le Contact Improvisation propose, c’est donc un type de rencontre tactile singulier, fondé sur la réciprocité: un contact où je ne peux découvrir, toucher, qu’en m’efforçant de me laisser affecter, voire désorienter, par celui·elle que je touche. S’y laisse sentir comment l’expérience d’un toucher non-directif et non-assignant, d’un toucher qui écoute et qui fait preuve de tact, nous impose de remettre en cause une certaine idée du sujet agissant, et nous apprend au contraire à saisir, d’une expérience simple et immédiate, combien ce que nous faisons nous affecte, combien un jeu de réciprocité se joue, en permanence, entre notre activité et notre passivité.

Ce parti pris est au fondement de nombreux touchers qui reçoivent différentes appellations selon les praticien·ne·s de Contact Improvisation: “le toucher qui n’exige pas” (Chris Aiken), “la main qui ne demande rien” (Kirstie Simson), “la main vide” (Charlie Morrissey), “toucher pour être touché·e” (Matthieu Gaudeau)33 33 Nous citons ces expressions d’expérience et d’ateliers suivis avec ces enseignant·e·s entre 2013 et 2019. . Toutes ces expressions pointent vers un désir: ne pas commander, toucher certes, mais tout autant, être touché·e. Le Contact Improvisation est comme un rappel qu’on se peut lancer à soi-même: derrière tous les contacts que nous rencontrons, il est possible de découvrir et de se rendre sensible au fait d’un mutualisme constant et pour ainsi dire matériel et physique. Un rappel de ce simple fait: pour toucher, nous devons être touché·e·s.

C’est en ce sens qu’on peut revenir aux mots de Karen Nelson qui parle du Contact Improvisation comme d’une “révolution par le toucher”:

Nous connaissons, dit-elle, le toucher amoureux, le toucher familial ou amical, mais, de fait, le toucher d’un étranger est laissé aux rencontres hasardeuses dans des lieux bondés, comme le contact entre la paume de ma main et les doigts du caissier remettant la monnaie de mon dollar (Nelson, 1999NELSON, Karen. ‘La révolution par le toucher. Donner la danse’. Contact Improvisation . Bruxelles: Nouvelles de danse , #38-39, 1999., p. 123; [1996, p. 65]).

En effet, dans la plupart des contacts qui sont disponibles entre adultes (à l’exception en effet du contact érotique, et encore), le toucher recèle un grand pouvoir objectivant. Un doigt pointé, une main qui m’alpague dans la rue ou qui me pelote dans le métro ont le pouvoir de me réduire à l’état d’objet manipulable (Hall, 1966HALL, Edward T. The Hidden Dimension. New York: Doubleday, 1966. ; Derrida, 2000DERRIDA, Jacques. Le toucher - Jean-Luc Nancy. Paris : Galilée, 2000.; Goldman, 2007GOLDMAN, Danielle. Bodies on the Line: Contact Improvisation and Techniques of Nonviolent Protest. Dance Research Journal, Edinburgh, v. 39, n. 1, 2007.). Le Contact est une situation privilégiée pour se réapprendre d’autres touchers, se ressourcer à toutes ces autres manières par lesquelles nous avons appris à faire preuve de tact dans nos relations aux autres. Comme l’a dit avec justesse Erin Manning, nous sommes des “corps excessifs” [excessive bodies] (Manning, 2007MANNING, Erin. Politics of touch: Sense, movement, sovereignty. University of Minnesota Press, 2007. , p. 51): nous débordons, nous empiétons les un·e·s sur les autres, nous co-bougeons. Le Contact Improvisation est l’occasion d’étudier ce débordement et de réinvestir la prudence, la délicatesse, l’écoute dont on peut nourrir l’événement mutuel d’une rencontre avec un autre corps.

Conclusion

Les potentiels politiques d’une pratique telle que la danse des index, sans parler même du Contact Improvisation ou de grandes entreprises collectives, uniques en leur genre, comme l’ont été le Judson ou Grand Union, pourront paraître limités. On imagine sans doute mal comment on en tirerait des manifestations, ni comment des foules s’en trouveraient mouvementées à renverser des régimes politiques liberticides.

Proposons pourtant qu’il s’agit bien là d’un exercice politique, même s’il faudra sans doute préciser: “micropolitique” (Guattari; Rolnik, 2007GUATTARI, Félix; ROLNIK, Suely. Micropolitiques. Paris: Les Empêcheurs de penser en rond, 2007.) ou même “nano-politique” (Plotegher; Zechner; Rübner Hansen, 2013PLOTEGHER, Paolo; ZECHNER, Manuela; RÜBNER HANSEN, Bue. Nanopolitics Handbook. New York: Minor Compositions, 2013.), parce que les échelles où il agit paraîtront bien trop intimes, bien trop petites pour atteindre (du moins directement) la sphère classiquement considérée comme celle de “la politique”, où c’est le rapport de l’individu au groupe qui fait question. Qu’est-ce que nous obligent à penser les expériences, aussi micro ou nano-logiques soient-elles, qui sont menées dans le laboratoire du studio de danse? Quelle idée du sujet, quelle idée de l’agir, quelle idée du sentir ces expériences nous imposent-elles d’articuler?

C’était l’intention de cet article que d’esquisser une réponse à ces questions, et de montrer comment certaines pratiques de danse peuvent servir de ressource pour penser d’autres manières d’être en relation que selon les hiérarchies établies entre la voie passive et l’active, entre les sujets commandants et les sujets commandés. Nous avons notamment tenté de montrer qu’on pouvait extraire de trois aventures chorégraphiques collectives, le Judson Dance Theater, Grand Union et le Contact Improvisation, différentes visions d’un même paradigme théorique: celui de l’anarchisme. Les trois anarchismes découverts - l’anarchisme anti-institutionnel du Judson qui vise à lutter contre les habitudes instituées par lesquelles sont préférés certains individus à d’autres, certaines virtuosités à d’autres, certains gestes à d’autres; l’anarchisme improvisé de Grand Union qui vise à construire une zone d’autonomie temporaire où les relations peuvent s’inventer d’instant en instant entre les individus; et l’anarchisme mutualiste du Contact Improvisation qui cherche à affûter les sensibilités et le tact de ses danseur·euse·s pour les mettre mutuellement au service l’un·e de l’autre - ces trois anarchismes contribuent à compliquer notre idée de ce que l’effort de suspendre les dominations, les hiérarchies et plus généralement la forme même du commandement (an-archie) peut signifier.

Cet exemple confirme-t-il les bénéfices qu’il y aurait à penser les danses post-modernes ou contemporaines en termes d’anarchie plutôt qu’en termes de démocratie? Peut-être pas. Mais peut-être du moins montre-t-il ce qu’on perdrait à ne pas faire varier les images du politique que nous employons lorsque nous tentons de penser la danse.

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  • YOHALEM, Hannah. Displacing Vision: Contact Improvisation , Anarchy, and Empathy. Dance Research Journal , Cambridge, v. 50, n. 2, p. 45-61, 2018.
  • 1
    Cet article a pu être écrit grâce au soutien visible et invisible de nombreuses personnes qui m’ont accueillies dans leurs espaces de travail et de vie. Il a aussi reçu le soutien financier de la Fondation des Treilles, “une fondation créée par Anne Gruner Schlubmerger qui a notamment pour vocation d’ouvrir et de nourrir le dialogue entre les sciences et les arts afin de faire progresser la création et la recherche contemporaines. Elle accueille également des chercheur·euse·s et des écrivain·e·s dans son domaine des Treilles (Var) www.les-treilles.com”.
  • 2
    Dans la version en anglais: “[…] human beings are, under ordinary circumstances, about as reasonable and decent as they are allowed to be, and can organize themselves and their communities without needing to be told how” et “power corrupts”. Traduit par nos soins.
  • 3
    Le dictionnaire Bailly donne deux sens principaux au mot arkhé: a. commencement, origine, point de départ (c’est le sens qu’on trouve dans des mots comme archéologie, archétype); b. commandement, pouvoir, autorité (c’est le sens qu’on trouve dans des mots comme anarchie, monarchie, oligarchie…). Les philosophes méditent souvent sur la rencontre de ces deux significations (par exemple Rancière, 1998RANCIÈRE, Jacques. Aux bords du politique. Paris : Gallimard, 1998. ; Lordon, 2018LORDON, Frédéric. La Condition Anarchique. Paris : Le Seuil, 2018. ). Les anarchistes se contentent généralement de s’attaquer à la seconde.
  • 4
    Ce n’est d’ailleurs pas comme si une situation pouvait être conforme à l’anarchisme; elle ne peut par essence qu’être renouvelée, réinventée en permanence, renégociée par l’ensemble de ses sujets. Comme l’écrit Errico Malatesta, en réponse à ceux qui souhaiteraient savoir à quoi ressemblera la société anarchiste: “[...] nous ne sommes pas plus prophètes que les autres, et si jamais nous avions la prétention de donner une solution officielle à tous les problèmes qui se présenteront dans la vie de la société future, ce serait une façon vraiment étrange de comprendre l’abolition du gouvernement. Ce serait nous déclarer gouvernement et prescrire un code universel pour les hommes d’aujourd’hui et de demain” (Malatesta, 2004MALATESTA, Errico. L’Anarchie. Montréal: Lux, 2004., p. 57).
  • 5
    C’est en référence à l’opposition articulée par Rancière dans ses Dix thèses sur le politique entre la police (dont la fonction est de “polir” les relations et dont le slogan invite à “circuler, il n'y a rien à voir”) et le politique (dont la fonction est d’accueillir le dissensus et dont le slogan invite à “manifester” ce qui est minorisé dans l’espace public), qu’André Lepecki (2011) parle de “choréopolitique [coreopolítica]” et de “choréopolice [coreopolícia]”. Traduit par nos soins.
  • 6
    Steve Paxton est né en 1939 en Arizona, aux États-Unis. Formé à la gymnastique et à la danse, il emménage à New York dans les années 1950, où il danse notamment dans les compagnies de José Limon et de Merce Cunningham. Impliqué dès les premiers concerts du Judson Dance Theater, il développe une attention particulière aux mouvements ordinaires, de la marche aux gestes sportifs en passant par les gestes domestiques. Il fait partie des premiers danseurs du Continuous Project Altered Daily (1969) lancé par Yvonne Rainer qui donne lieu, à partir de 1970, au collectif Grand Union. Parallèlement aux tournées de ce dernier, il initie en 1972 le Contact Improvisation, une forme de danse qu’il performe et enseigne internationalement jusqu’à la fin des années 1980, période à partir de laquelle il se concentre sur des improvisations en solo ou en duo (notamment avec Lisa Nelson) et au développement d’une nouvelle pratique chorégraphique, Material for the Spine.
  • 7
    Pour beaucoup et comme l’attestent nos dictionnaires, l’anarchie est synonyme de chaos, de désordre et de violence. Ainsi à l’entrée anarchie du Trésor de la langue française (TLFi, 1994TLFi. Trésor de la langue Française informatisé. Anarchie: Définition de ANARCHIE. Nancy: ATILF - CNRS; Université de Lorraine, 1994. Disponible sur: <Disponible sur: http://www.cnrtl.fr/definition/anarchie >. Consulté le: 18 déc. 2018.
    http://www.cnrtl.fr/definition/anarchie...
    ), elle est systématiquement connotée négativement comme un “état de désordre dans lequel se trouve une collectivité par faiblesse du pouvoir politique” ou comme “désordre, confusion due à un défaut d’organisation”. La plupart des anarchistes récusent cette association. Comme l’indique clairement Proudhon, dans Qu’est-ce que la propriété?, le premier texte qui historiquement se soit réclamé de l’anarchisme: “[...] quoi que très ami de l’ordre, je suis, dans toute la force du terme, anarchiste” (Proudhon, 1849PROUDHON, Pierre-Joseph. Qu’est-ce que la propriété? Paris : Garnier Frères, 1849., p. f247).
  • 8
    “Grand Union” (littéralement, en français, “Grande Union”) ou “Rio Grande Grand Union”, et non “le Grand Union” ou “la Grande Union”, est le nom légal du collectif tel qu’il lui a été attribué par Yvonne Rainer et David Gordon en 1970. Il arrive régulièrement à ses membres d’écrire (par erreur) “le Grand Union”, ce qui ne simplifie pas les choses. cf. sur ce point Paxton, 2017, note 3.
  • 9
    Dans la version en anglais: “A dancer is both medium and artist. // It is time again to attempt anarchy. For one, anarchy is simple. Anarchy for a group requires special conditions of communication. The Grand Union is a blend of artists. A group. This is a basic theatrical form: a social group exploring the human image and the cultural appartenances. The social structure we are produces results, exerts controlls beyond our individual devinings. The point, of course, is theater, not anarchy. // Occasionally, it is good to work alone. Occasionnally, it is god to work together. // See, see how it comes apart. // see how it goes together. // The Union suits”. Traduit par nos soins.
  • 10
    Cf. par exemple et respectivement: Stirner (1899STIRNER, Max. L’Unique et sa Propriété. Paris : Stock, 1899. ) [1845]; Bey (2007) [1991]; et Graeber (2006) [2004].
  • 11
    Dans la version en anglais: “No to spectacle No to virtuosity No to transformations and magic and make-believe No to the glamour and transcendency of the star image No to the heroic No to the anti-heroic No to trash imagery No to involvement of performer or spectator No to style No to camp No to seduction of spectator by the wiles of the performer No to eccentricity No to moving or being moved”. Traduit par nos soins.
  • 12
    Dans la version en anglais: “Implicit in the work of the three artists discussed above is an attack on this very elemental premise of traditional Western dance: the projection of a star supported by a hierarchal imperialist organization (e.g., the kings and queens of the ballet, the tragic heroes and heroines of the modern dance). While I'm at it, I should mention a few other correlative notions that are also under attack. These are, of course, the trappings of any hierarchical system: the pomp and splendor and glamour and spectacle and seduction and virtuosic accomplishments required by aristocratic expectations”. Traduit par nos soins
  • 13
    Dans la version en anglais: “Every underground movement is a revolt against one authority or another. The dance underground of the sixties is more than this natural child-parent affair. The new choreographers are outrageously invalidating the very nature of authority. The thinking behind the work goes beyond democracy into anarchy. No member outstanding. No body necessarily more beautiful than any other body. No movement necessarily more important or more beautiful than any other movement”. Traduit par nos soins.
  • 14
    Dans la version en anglais: “[…] neither a unified aesthetic nor a political program, functioning without a designated leader. Their story is one of mutual refusal”. Traduit par nos soins.
  • 15
    Fondée en 1917, l’American Friends Service Committee (AFSC) est une association Quaker pour la “promotion de la paix, de la justice, et l’expression pratique de la foi dans l’action” (comme l’indique leur site internet, consulté le 17 octobre 2018). Ce qui est aujourd’hui appelé la Méthode Quaker pour les Affaires (Quaker Business Method) est une pratique quasi-méditative, où le silence de recueillement est une phase cruciale de préparation, et où le consensus n’est pas recherché par le débat, mais plutôt par la multiplication des témoignages en première personne pour atteindre à une unité de vue (con-sensus: sentir ensemble) sur le sujet en question. Pour un exposé critique de l’approche Quaker et ses prolongements dans les méthodes de communication non-violente, cf. Starhawk (2008STARHAWK. Webs of Power. Notes from the Global Uprising. Gabriola (BC): New Society Publishers, 2008., p. 221).
  • 16
    Dans la version en anglais: “I remember feeling that it was important to make decisions by consensus rather than majority vote. That was partly a political feeling, because we all felt that establishment dance and choreography had discriminated against us in an authoritarian way. I was working as a volunteer at the American Friends Service Committee, and that made me want to work in my daily life and work situations in the way that people were trained to struggle with problems at AFSC. I guess I did try to articulate those ideas at Judson. I had a conviction that a consensus was better than a democratic vote. The majority would always end up with some minority”. Traduit par nos soins.
  • 17
    Dans la version en anglais: “[…] That meant there was no politicking. There was no point in getting three or four more people on your side. Everyone had to agree that this was the way it was going to be done”. Traduit par nos soins.
  • 18
    Dans la version en anglais: “While Banes therefore saw art as a reflection of the spirit of its age, she still subscribed to the modernist paradigm of art’s steady progress towards a goal of formally pure abstraction. Progress in the arts, in her view, catalyses social progress, but only through affirmation. She therefore argued that the work of Judson Dance Theater was entirely affirmative in relation to US society in the 1960s: ‘the arts suddenly seemed freshly empowered […] to provide a means for – indeed, to embody – democracy”. Traduit par nos soins.
  • 19
    Une “troupe intégralement composée de chorégraphes”, c’est ainsi qu’est désigné Grand Union en 1974 dans un flyer du Annenberg Center conservé à la New York Library for Performing Arts: “a unique performance group composed entirely of choreographers”. L’expression est remarquable parce qu’elle dit bien la suspension de la hiérarchie chorégraphe/danseur·euse qu’elle implique: Grand Union est un groupe où il n’y a que des auteur·e·s… Les membres du Rainer and Dance Group qui participent à la création du CPAD en 1969 (dont est issu Grand Union) sont Becky Arnold, Barbara Lloyd (Dilley), Douglas Dunn, David Gordon, Steve Paxton et Yvonne Rainer. Dong (alias de Lincoln Scott), Trisha Brown et Nancy Lewis (Green) s’ajoutent à eux pour former le collectif Grand Union à l’automne 1970.
  • 20
    Dans la version en anglais: “The Grand Union came into being in the fall of 1970 to fulfill the individual and collective needs of a group of people who had been variously associated as friends, choreographers, and performers for as many as ten years, dating from the beginning of the famous Judson Dance Theater in New York City. The work they do is collaborative in that ideas can be contributed by anyone. Since all of the performers are trained dancers, the emphasis is on movement. However there are props and constumes used which; when combined in various ways, can produce an intensely imagistic theater. An ongoing, constantly changing approach to work results in no two performances being alike. Sometimes the evening seems to be about fun and games; sometimes it is solmen and highly symbolic. Sometimes it is hard to characterize. In this respect, the Grand Union seems to be more about process and involvement and transition than about any fixed view of art and theater”. Traduit par nos soins.
  • 21
    La première de la pièce Contact Improvisations est donnée dans la galerie John Weber à New York, du 1er au 5 juin 1972, cinq heures par jour, de 13h à 18h. La pratique est présentée dans une salle au fond de laquelle sont projetés Dr Chicago et Cry Dr Chicago de George Manupelli, deux films expérimentaux où Steve Paxton joue un rôle secondaire de toxicomane. Celles et ceux qui expérimentent à la John Weber Gallery sont un groupe constitué d’ancien-nes étudiant-es et de collègues rencontrées par Steve Paxton au cours des années 1960 et 1970: Tim Butler, Laura Chapman, Barbara Dilley, Leon Felder, Mary Fulkerson, Tom Hast, Daniel Lepkoff, Nita Little, Alice Lusterman, Mark Peterson, Curt Siddall, Emily Siege, Nancy Stark Smith, Nancy Topf et David Woodberry.
  • 22
    Le dialogue d’où cette expression est tirée, intitulé Politics of Mutuality, est assez révélateur de l’attitude débonnaire des fondateur·rice·s à l’égard de l’autorité. “Steve Paxton: Tu m’as dit que tu voulais qu’on démonte ensemble le mythe selon lequel nous aurions ‘abandonné le Contact Improvisation au peuple’… Nancy Stark Smith: Que tu l’aurais donné aux gens. SP. Oui, hé bien, il semble qu’on l’ait tou·te·s ensemble donné aux gens. Mais qu’est-ce que tu veux démonter au juste? NSS. Je veux démonter l’idée selon laquelle, en ne déposant pas le copyright du Contact Improvisation, tu avais intentionnellement pensé ‘Laissons-le aux gens’. J’avais plutôt l’impression que c’était parce que tu n’étais pas intéressé par le copyright et ce qu’il impliquait: contrôler et réguler, et que tu n’avais tout simplement pas envie d’être ennuyé par ce genre de choses. SP. C’est tout à fait vrai, mais pourquoi est-ce que les deux ne pourraient pas être vrai en même temps? Pourquoi faudrait-il démonter une version et promouvoir l’autre?” (Stark Smith; Paxton, 2018STARK SMITH, Nancy; PAXTON, Steve. The Politics of Mutuality. Contact Quarterly , Northampton, v. 34, n. 1, Summer/Fall 2018., p. 36). Dans la version en anglais: “Steve Paxton: You were talking about debunking the myth — the so-called myth — that we gave it to the people… Nancy Stark Smith: That you gave it to the people. SP: […] Well, we all gave it to the people. What exactly are you debunking? NSS: I’m debunking the idea that in not going forward with the copyrighting of Contact Improvisation you were intentionally thinking, ‘No, I want to give this to the people’. My sense was that it was more a function of just not being interested in going the route of copyrighting and then having to check people and regulate it, and that you just didn’t want to be bothered with that stuff. SP: Totally, but can’t you see that both can be true at once? Why debunk one and promote the other?” (Traduit par nos soins).
  • 23
    Dans la version en anglais: “to become the ‘contact cops’ of the world” Traduit par nos soins.
  • 24
    Ainsi, nombreuses sont les personnes qui n’hésitent pas à enseigner le Contact Improvisation après quelques années de pratique à peine (c’était le cas des fondateur·rices…). Au cours des six dernières années passées à partager des espaces de pratique américains et européens, j’observe généralement que les enseignant·e·s commencent à transmettre le Contact Improvisation autour d’eux d’abord parce qu’il·elle·s ont le désir de se constituer des partenaires locaux; il est rare qu’il commence à le faire pour en tirer un revenu. Voir aussi sur ce point (Stark Smith, 2006) qui compare le Contact Improvisation au poker: comme on ne peut pas le jouer seul·e, il faut l’enseigner à d’autres pour pouvoir pratiquer. Assurément, ceci n’empêche pas certains individus de faire carrière ou de tirer des revenus en enseignant ou en organisant des événements de Contact Improvisation, et de le faire selon des logiques économiques qui ressemblent fort à celles des entreprises capitalistes (Felber, 2014), mais cette tendance ne semble pas être majoritaire.
  • 25
    En un sens similaire, l’une des fondatrices du Contact Improvisation, Mary Fulkerson, parle à l’égard du Contact Improvisation d’“anarchisme responsable”: “Je me souviens du Contact aujourd’hui, après 27 ans de déve loppement d’images esprit-corps dans la chorégraphie. J’étais inté ressée par la création de formes participatives, chaotiques, aux structures ressemblant à la vie, qui autorisaient un renouvellement et un changement continus, mais qui impliquaient aussi des lignes de prédictibilité. A travers les six dernières années de mon travail, j’ai développé le concept d’‘anarchie responsable’ pour maîtriser et guider cette recherche” (Fulkerson, 1999 FULKERSON, Mary. Prendre le gant sans la main. Contact Improvisation. Bruxelles: Nouvelles de danse, #38-39, 1999.[1996], p. 197).
  • 26
    Dans la version en anglais: “revolutionary ferment” et “creative way”. Traduit par nos soins.
  • 27
    Dans la version en anglais: “As Darwin’s Theory began its disfiguring mutation into Social Darwinism, Prince Kropotkin began his investigation of cooperation and even sacrifice within species. It is instructive to note that Social Darwinism became popular, and Kropotkin’s work has been neglected. Nature, ‘red in tooth and claw’, captured our imaginations. And of course, not only war, but capitalistic economies spring to mind. Indeed, every aspect of mind sets employing the terms ‘versus’ is implicated, such as racism, sexism, nationalism, religionism, any set which understands life as competition. Not a pretty picture. Yet evidently one we need to contemplate”. Traduit par nos soins.
  • 28
    Dans la version en anglais: “This survival of the fittest”.
  • 29
    Au cours des vingt dernières années, de nombreux travaux en biologie, en éthologie et en écologie tendent à confirmer ce que Kropotkine avait supposé, à savoir que la coopération est un facteur de l’évolution au moins aussi déterminant que la compétition (cf. Gould, 1988GOULD, Stephen J. Kropotkin was no Crackpot. Natural History, v. 97, n. 7, 1988.; Servigne; Chapelle, 2017SERVIGNE, Pablo; CHAPELLE, Gauthier. L’entraide: l’autre loi de la jungle. Paris : Éditions Les Liens qui libèrent, 2017.).
  • 30
    Dans la version en anglais: “CI falls between the social constructs. Haha. It may be a lever which lets us shift the social understanding we receive. It is an activity couched in the terms defined in movements between a parent and infant, ie supportive, reflexive, mutual, developmental. In this way, it is fundamentally life-like, at least in the basic moments of emerging life, and maybe we can question why life continues development into individuation, separation, competition, aggression, and so forth into war and atrocity”. Traduit par nos soins.
  • 31
    La oui-ja ou ouijie board est une table de divination bon marché pour les apprenti·e·s spirites: muni de ce plateau en bois où sont inscrites les lettres de l’alphabet et les signes ‘oui’ et ‘non’, les spirites réuni·e·s placent leurs index sur un triangle et, après invocation de l’esprit (‘esprit es-tu là ?’) assistent au miracle de sentir le triangle bouger indépendamment de leur volonté pour écrire un message. On explique généralement le phénomène comme un cas d’illusion idéo-motrice, où le sujet est entraîné à produire des mouvements sans en avoir conscience (cf. notamment James, 1890JAMES, William. The Principles of Psychology. v. 2. New York: Henry Holt and Company, 1890. , ch. 26; Hines, 2003HINES, Terence. Pseudoscience and the Paranormal. Buffalo: Prometheus Books, 2003., p. 47). La danse des index proposée par Nancy Stark Smith s’appuie sur le même phénomène: n’étant qu’écoute, je suis les mouvements de mon-ma partenaire qui fait de même, si bien que nous avons tou·te·s deux la sensation d’être guidé·e, sans pour autant qu’il y ait aucun guide.
  • 32
    Nous donnons ici une version personnelle de la finger ouija, adaptée d’atleliers suivis avec Nancy Stark Smith dans les années 2010 et de bien d’autres praticien·ne·s de Contact Improvisation qui l’utilisent dans leurs transmissions.
  • 33
    Nous citons ces expressions d’expérience et d’ateliers suivis avec ces enseignant·e·s entre 2013 et 2019.
  • Ce texte inédit, révisé par André Mubarack, est également publié en portugais dans ce numéro.
  • Rédactrice responsable: Anna Mirabella

Publication Dates

  • Publication in this collection
    24 Jan 2020
  • Date of issue
    2020

History

  • Received
    18 Dec 2018
  • Accepted
    24 Jan 2019
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