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Généalogie de la Philosophie des Lumières: de Nietzsche à la pensée postcoloniale

Genealogy of the Enlightenment: from Nietzsche to postcolonial thinking

Résumé:

La pensée postcoloniale est une épistémologie critique - que l’on peut qualifier de radicale - qui provient de la mission civilisatrice du colonialisme, de sa matrice et de son legs. Contrairement à ce que laisse présupposer le préfixe du terme postcolonial, cette réflexion n’est nullement réductible à l’analyse de situations chronologiquement ultérieures au moment colonial. L’objet de la critique postcoloniale est le grand récit rationaliste, linéaire et séculier émis par la philosophie des Lumières, derrière lequel se tient une vision unilatérale et linéaire d’un devenir historique qui serait identique et valable pour chaque nation. Malgré sa prétention universaliste, la philosophie des Lumières ne parvient pas - semble-t-il - à transcender son lieu d’énonciation: elle s’apparente bien plus à une tendance à percevoir le monde à travers la lorgnette européenne, ou occidentale, qu’à une philosophie proprement dite.

Mots-clés:
Études Postcoloniales; Philosophie Morale et Politique; Éthiques; Philosophie des Lumières; Inégalités

Abstract:

Postcolonial thinking is a critical epistemology which could be described as radical. It is founded on a colonial civilizing mission, matrix and legacy. Contrary to the misleading prefix postcolonial, this reflection is not limited the analysis chronological facts subsequent to the colonial period. The reason for postcolonial criticism is a great rationalist narrative, linear and secular issued by the Enlightenment, behind which is a unilateral and linear vision of a historical process that is actually identical and valid for each nation. In spite of its Universalist pretentions, the Enlightenment fails - it seems - to transcend its principles: it tends to be more a tendancy to perceive the world through a occidental lense than a proper philosophy.

Keywords:
Postcolonial Studies; Political and Moral Philosophy; Ethics; The Enlightenment; Inequalities.

Resumo:

O pensamento pós-colonial é uma epistemologia crítica - que podemos qualificar como radical - que provém da missão civilizadora do colonialismo, de sua matriz e de seu legado. Ao contrário daquilo que o prefixo do termo pós-colonial faz supor, essa reflexão não pode ser reduzida apenas à análise de situações cronologicamente posteriores ao momento colonial. O objeto da crítica pós-colonial é a grande narrativa racionalista, linear e secular enunciada pela filosofia iluminista, por trás da qual se encontra uma visão unilateral e linear de um devir histórico que seria idêntico e válido para todas as nações. Apesar de sua pretensão universalista, a filosofia iluminista não consegue - ao que parece - transcender seu lugar de palavra: ela assemelha-se mais a uma tendência de como perceber o mundo por intermédio do ponto de vista europeu, ou ocidental, do que a uma filosofia propriamente dita.

Palavras-chave:
Estudos Pós-coloniais; Filosofia Moral e Política; Éticas; Filosofia Iluminista; Desigualdades.

Introduction

La violence épistémique1 1 “L’exemple le plus patent de cette violence épistémique est le vaste projet hétérogène, concocté de loin en vue de constituer le sujet colonial comme l’Autre. Ce projet est aussi l’oblitération asymétrique de la trace de cet Autre dans sa précaire subjectivité” (Diouf, 1999, p. 182). s’exerce de façon telle que l’histoire universelle occulte de nombreux plans d’immanence et, ce, du fait d’un usage singulier de notre raison pratique, en effaçant de fait ce qui relève des inégalités structurelles: que ce soit entre les hommes, entre les classes ou entre nations.

Dans le cadre de disciplines telles que les sciences de l’homme ou les humanités, la réification des dominés produite par l’occident ne renvoie nullement à une réalité donnée. Et pourtant, la prétention à l’objectivité mise en avant par ces savoirs est non seulement patente, mais elle a pour effet d’entériner une forme de domination. En d’autres termes, les conditions constitutives de ces savoirs ont été étroitement liées à l’exercice du pouvoir colonial sur la vie des colonisés, en catégorisant ces derniers au moment où ces sciences humaines tentent d’objectiver le sujet colonial. En somme, l’occident a nommé ce qu’il comptait dominer, subjuguer ou détruire, d’où l’apparition de disciplines universitaires, pour le moins aventureuses, telles que l’africanisme ou l’orientalisme, à l’époque coloniale. Ayant rédigé l’un des textes fondateurs de la pensée postcoloniale Edward Saïd (2005SAID, Edward. L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. Paris: Le Seuil, 2005.) a déconstruit l’idée d’Orient, qu’il qualifie à juste titre de construction occidentale, en vue de laisser aux dominés le soin d’énoncer eux-mêmes ce qu’ils sont. Or, les études postcoloniales, cet ensemble foisonnant de recherches, nous incitent à réinterroger la notion de culture, et appellent au décentrement des épistémès par rapport à l’historiographie européenne. Elles cherchent ainsi à mettre en lumière les oubliés d’une histoire officielle racontée par les vainqueurs. Or, le propre de la violence dont il est ici question est de produire également ses propres critiques, qu’elle investit épistémologiquement. Cela signifie que cette violence épistémique crée les conditions de possibilité de résistance au pouvoir intellectuel totalisant qu’elle exerce.

À travers l’idée de subalternité, la pensée postcoloniale renvoie aux conditions de vie effectives des individus ou des groupes sociaux dont les droits fondamentaux, les initiatives, la vie ou le langage ont été négligés ou rendus inopérants, par la violence épistémologique induite par la modernité. “Il s’agit, en effet, de retrouver des voix étouffées, des corps démembrés et des traditions mutilées” (Diouf, 1999DIOUF, Mamadou. L’Historiographie Indienne en Débat: colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales. Paris: Karthala, 1999., p. 6). Comment la modernisation en est-elle venue - conjointement à l’idée émancipatrice contenue au cœur du processus - à induire une telle inégalité entre les cultures?

De la Modernité comme Matrice de la Violence Épistémique

Nietzsche (1987NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal. Paris: Folio essais, 1987.) condamne vigoureusement la modernité qui prétend avoir apporté au monde les droits de l’homme, la démocratie et les Lumières, qui, d’après lui, ne sont nullement des principes égalitaires susceptibles de hisser l’homme à un certain degré d’élévation spirituelle. Bien au contraire, ces valeurs ne sont guère plus que des chimères ou des songes creux et mièvres (Aijaz, 1992AIJAZ, Ahmad. In Theory: classes, nations, literatures. London: Verso, 1992., p. 128), ayant pour incidence l’érosion pure et simple des passions via une universalisation de fait2 2 Devons-nous rappeler que les idéaux régulateurs que constituent les idées de progrès, de liberté et de démocratie ne sont que des horizons à atteindre, et en aucun cas des idéaux réalisés hic et nunc. . D’après Nietzsche (1987), c’est paradoxalement le caractère foncièrement inégalitaire, brutal et amoral de la réalité humaine qui a permis les plus grandes avancées historiques, et non l’usage de stratagèmes aussi grossiers que ceux qui tendent à diviniser l’homme. Pour le dire simplement, ce sont non pas la volonté et la raison, mais les passions3 3 L’étreinte de cette composante thymotique de l’âme s’avère la seule parmi toutes (le logos (raison) et l’epitunia à être à même de permettre aux hommes de sublimer leur misérable condition. qui constituent le fer de lance du progrès. Or, c’est à partir d’un certain rapport au réel que la passion s’avère semblable à un moteur de l’histoire. Dans l’aphorisme 257, Nietzsche affirme que:

Jusqu’ici toute élévation du type humain a été l’œuvre d’une société aristocratique, et il en sera toujours ainsi; autrement dit elle a été l’œuvre d’une société hiérarchique qui croit à une longue échelle hiérarchique et à la différence de valeur de l’homme à l’homme et qui a besoin d’une forme quelconque d’esclavage (Nietzsche, 1987NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal. Paris: Folio essais, 1987., p. 180).

En somme, l’âme aristocrate évoquée par Nietzsche (1987NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal. Paris: Folio essais, 1987.) s’oppose à la conception moderne d’une société démocratique basée sur l’égalité entre individus, qu’il estime vide de sens. En effet, considérant que les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit, on empêche de facto aux meilleurs d’entre eux d’éprouver l’ardent désir d’affronter une réalité aussi chaotique que brutale. C’est de par cette singularité (à savoir, le fait d’être animé par une ferme envie de vivre, et non par des idoles), qu’une poignée d’hommes parvient à créer un système de valeurs conformes à leur nature aristocratique, et auxquels des personnes ordinaires se référent en vue de conduire leur propre existence. En quelque sorte, c’est la réalité elle-même qui, pour ainsi dire, inocule aux âmes une impression de tourment. Un sentiment auquel succombent la plupart, avant de se traduire en passion impétueuse chez quelques-uns. C’est à l’aune de ce qui s’apparente alors à un dépassement, qu’advient la genèse de l’âme aristocratique, et la possibilité d’entrevoir les signes avant-coureurs du progrès. C’est, en conséquence, le chaos qui forge l’âme. Telle est la condition permettant aux aristocrates de s’aventurer sereinement au cœur d’une réalité chaotique. Comme Nietzsche le juge, toujours dans l’aphorisme 257:

La caste aristocratique fut toujours, d’abord, la caste des barbares: sa supériorité ne résidait pas avant tout dans sa force physique, mais dans sa force spirituelle; ils étaient plus complètement des hommes, c’est-à-dire aussi, et à tous les niveaux, plus complètement des brutes (Nietzsche, 1987NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal. Paris: Folio essais, 1987., p. 181).

Les aristocrates acquiescent donc face à la brutalité du réel; les modernes les réfutent et entendent s’opposer à cette même brutalité par l’entremise d’un système de valeurs aussi bien morales que politiques: les Droits de l’Homme et la démocratie. Les passions se voyant délaissées au profit du sentiment moral de justice, ces valeurs modernes ne permettent pas de dépasser le sentiment de tourment dans lequel l’âme à tendance à s’enliser. En effet, l’avènement de la démocratie et/ou du parlementarisme ont eu pour effet de brider, voire de museler, les plus rutilantes des passions, en sublimant ces multiples propensions à la violence dans le cadre du commerce, du divertissement, du travail, considéré dégradant aux âmes aristocratiques, et du confort matériel. Dans un tel environnement, où le déchaînement des passions appartient au passé, la médiocrité du plus grand nombre se condense, et dissipe les attributs les plus tenaces de l’âme aristocratique, du fait des vertus curatives des valeurs modernes. En effet, les principes politiques et moraux produits par la modernité se présentent comme des remèdes qui auraient pour effet d’apaiser le sentiment de désarroi éprouvé face au réel. À ce titre, l’âme ne caresse plus le désir d’éprouver encore ce que Nietzsche désigne comme la volonté de puissance, sur lequel nous reviendrons. Les esprits s’inscrivent sur le même plan, à l’aune d’une temporalité qui leur est désormais commune et, au cœur de ce temps homogène et vide, l’homme s’érige en seigneur des étants. Cette nouvelle donne semble avoir eu pour incidence d’atténuer le taux de violence qui jusqu’alors s’épanchait sur la réalité humaine. Cette eschatologie singulière apparaît comme étant mue par l’espérance, tandis que l’âme aristocratique culmine du haut de sa spiritualité. En effet, d’une certaine manière, au sein de cet univers totalisant, fondé sur une égalité politique, les passions les plus mesquines et les plus décrépites des uns détériorent celles des âmes les plus nobles. Au mieux, les passions se dépravent et se mutilent. Dans le pire des cas, elles périssent, afin de répondre aux exigences politiques et morales de la modernité. Celles qui prônent le fait de ne pas empiéter sur les passions d’autrui, ni d’outrepasser une sphère privée devenue sacrée et de surcroît, parfaitement inviolable. Selon Nietzsche (1987), le fait que la modernité ait galvaudé à ce point chacune des passions, et chacune des valeurs que les hommes ont eu la bonne inspiration d’avoir, en les plaçant sur un même pied d’égalité, s’apparente, pour ainsi dire, à un crime de lèse-majesté. Et pour cause, nous l’avons évoqué ci-dessus, les caractéristiques de l’âme aristocratique sont contingentes, et donc à même de périr dans un environnement devenu défavorable à leur essor. C’est bien en sa défaveur que travaille l’égalitarisme prôné par la démocratie, qui non seulement est contre-nature, mais ampute grossièrement les penchants humains et dont l’effet le plus probant est de rendre l’individu plus docile au diktat de la majorité. Ce pouvoir d’un groupe humain s’exerçant sur d’autres que permet la démocratie, dissimule les élans d’une agressivité naturelle derrière le masque de la bienséance, en bâillonnant ce que Nietzsche appelle la volonté de puissance.

La volonté de puissance est à l’âme ce que le nectar est aux Dieux de l’Olympe. Pour Nietzsche, la volonté de puissance peut être impulsée de manière soit positive, soit négative. Elle est positive dès lors que les aristocrates dominent par eux-mêmes leurs propres instincts, ainsi que le leur permet le goût du désespoir, lorsqu’elle s’en extirpe. La réalité chaotique à laquelle l’âme aristocratique est confrontée insuffle à cette dernière l’audace d’y faire face, lui apporte la capacité d’entrevoir les nuances que comporte ce réel, et attise son goût de vivre. En conséquence, l’âme aristocrate est à elle-même son propre soubassement, à savoir, l’humus sur lequel affleure la volonté de puissance. En revanche, la volonté de puissance est négative dès lors que cette réalité immanente et chaotique s’apparente à un fardeau pour l’âme, et affaiblit la vie. À cet égard, l’esprit servile du démocrate est animé, non pas par la spontanéité de l’instinct, mais par les griefs qu’il nourrit à l’égard du dominant, dont l’âme lui apparaît comme culminant au-dessus du réel. Ces démocrates ont à cœur de se venger d’aristocrates, animés d’un insolent désir d’absolu et auquel ils se sentent soumis, par le biais d’un réel qu’ils tiennent à la fois comme les accablant, et comme source de l’élan vital aristocratique. Le chaos immanent a donc une résonnance bien différente selon l’âme qu’il affecte, bien que le désordre qu’il engendre et qui caractérise la réalité telle qu’elle se présente aux sens, donne aux démocrates l’impression d’être jetés en pâture dans ce monde. Pour les âmes démocratiques, ce n’est donc pas la puissance, mais le sujet moral, qui est la mesure de toute chose, et qui rend possible le dévouement envers autrui. Cet élan vers l’Autre est au demeurant parfaitement légitime; en effet, la volonté de puissance est impulsée négativement, notamment, lorsque l’âme est en quête de sa consistance propre, non pas dans la contingence, mais dans une sphère du réel qu’elle se représente comme transcendante, et à laquelle elle se raccroche pour vivre. Dans son assertion négative, la volonté de puissance semble alors comme anémiée par la vie, le passé se montre pesant, le futur pressant, et le présent inexistant. Elle n’a de cesse de ployer sous le fardeau de l’existence, dont elle ajuste constamment le poids, afin de ménager sa peine, et que la charge paraisse ainsi plus supportable. En somme, si un contrat social devait lier indistinctement de tels hommes, il ne pourrait en aucun cas être fondé sur l’accord de volontés libres et égales entre elles. Dans l’aphorisme 257, Nietzsche étaye cette idée:

La vérité est dure. Il nous faut regarder froidement comment n’importe quelle civilisation supérieure a commencé sur cette terre. Des hommes encore tout proches de la nature, des barbares dans tout ce que ce mot comporte d’effroyable, des hommes de proie encore en possession d’une volonté intacte et d’appétits de puissances inentamés se sont jetés sur des races plus faibles (Nietzsche, 1987NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal. Paris: Folio essais, 1987., p. 180).

D’après Nietzsche, le fait que la modernité atteigne son apogée signifie que la civilisation moderne dans son ensemble est malade, car elle s’avère incapable d’engendrer de nouvelles formes de vies et s’interdit de penser ou d’observer le monde immanent depuis une certaine hauteur spirituelle. Or, avant de pouvoir établir le bon diagnostic au sujet d’un processus généralisé, ayant eu une corruption des valeurs pour corollaire, autrement dit, l’inverse de ce vers quoi elle tend, la modernité se doit de dissocier la morale des maîtres, de celle des esclaves. En s’évertuant à faire cohabiter ces deux types de morales comme si une affinité quelconque pouvait naître d’une telle relation, la modernité nie le caractère chaotique de la nature, et s’interdit par ailleurs de réaliser l’idée de progrès en propre (aphorisme 259): “[...] vivre, c’est essentiellement dépouiller, blesser, dominer ce qui est étranger et plus faible, l’opprimer, lui imposer durement sa propre forme, l’englober et au moins l’exploiter” (Nietzsche, 1987, p. 182). Dans une certaine mesure, Platon avait déjà illustré ce propos à travers son allégorie de la caverne; à certains égards, l’œuvre de Nietzsche peut être lue dans ce sens. En effet, l’homme doit s’extirper par lui-même d’un lieu où il est en permanence assailli d’illusions, afin de pouvoir contempler la vérité non plus elle-même, mais la vérité en elle-même. Nietzsche néanmoins récuse la dimension idéaliste ou altruiste de cette allégorie platonicienne, car une fois que l’homme affranchi s’est défait des chaînes qui le maintenaient jusqu’alors dans le mensonge, il ne doit pas aller chercher ses anciens codétenus restés captifs dans la fosse. Pourquoi cela? Il est en effet possible que ses ex-codétenus nourrissent une forme d’amertume à l’égard de l’homme qui pourrait contribuer à leur libération, et il pourrait par son retour ouvrir une voie à des représailles; armer le bras vengeur des détenus. Pour Nietzsche, les hommes assujettis se doivent de se sortir par eux-mêmes du lieu funeste dans lequel ils se trouvent emprisonnés. C’est à eux qu’il incombe de trouver le point de fuite et de s’extirper à jamais du berceau d’illusions dans lequel d’autres n’ont de cesse de les y maintenir. Une fois qu’ils atteignent par eux-mêmes la cime de cette spiritualité, ils se doivent d’entretenir une distance nécessaire entre eux et autrui, bien que cette distance constitue, selon Nietzsche lui-même, une souffrance. En effet, ces hommes affranchis ne peuvent ni partager, ni communiquer à autrui l’intime expérience due à la conquête d’une telle vérité. La distance spirituelle qui s’est créée entre eux et les autres est telle qu’aucune affinité n’est susceptible de naître: d’une part, les uns ne doivent pas quémander cette vérité, et, les autres, d’autre part, tenter de leur offrir celle qui ne peut que s’acquérir.

Ce que Nietzsche fustige, avec la fougue et l’aplomb que nous lui connaissons, sont les valeurs démocratiques produites par la modernité. Les tenants de cette modernité - que Nietzsche qualifie d’idéologie politique - ont canalisé l’amertume des faibles et/ou des esclaves, en focalisant leur animosité à l’encontre des forts. Renvoyés ainsi à leur propre médiocrité, ils ourdissent des plans de vengeance au détriment des forts, en inculquant à la masse un autre système de valeurs. En effet, la valorisation de sentiments relatifs à la charité ou à la tolérance a peu à peu conquis les masses, avant d’avoir subjugué les forts. Suite à l’éviction des maîtres, ces valeurs qui, à l’origine, étaient vouées à demeurer minoritaires et serviles, sont devenues dominantes. Nietzsche estime que les faibles l’ont donc irrémédiablement remporté sur les forts, en imposant à leurs anciens maîtres des valeurs judéo-protestantes masquées d’une façade moderne, laïque, rationaliste et universaliste. Or, ces valeurs démocratiques, qui postulent une soi-disant égalité absolue entre les hommes, ont eu pour conséquence l’affaiblissement de la vie, en ayant pour finalité de détourner le regard de certains, qui oseraient se poser sur une vérité à maints égards dérangeante. Accoutumés au privilège d’une vie impersonnelle, rassurante et uniforme, cette forme de panurgisme semble conduire les hommes vers un horizon unique, auquel ils sont sommés de s’abandonner. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, l’idéalisme a largement alangui la vie, entendue comme volonté de puissance, en projetant sur le monde sensible et, partant, sur la vérité telle qu’elle est, les schèmes de pensée marqués par la nature roturière de l’âme moderne précédemment décrite: l’unité du genre humain, les effets possibles de la volonté, la permanence du progrès, l’éternité et la substance. Pourquoi la vérité - entendue comme intime expérience du monde, et en cela, synonyme de réalité - inspire-t-elle tantôt un sentiment d’effroi, tantôt un sentiment de sérénité?

L’angoisse moderne est bien, ainsi, angoisse devant l’abîme d’une vie qui, privée maintenant de ses buts et de ses valeurs, apparaît fatalement absurde: les valeurs supérieures se déprécient. Les fins manquent; il n’est pas de réponse à cette question: à quoi bon? (Granier, 1982GRANIER, Jean. Nietzsche. Paris: PUF, 1982., p. 28).

Afin de pallier à cette angoisse, plutôt que de se faire violence à la vue de cette vérité, les âmes modernes projettent leurs conceptions prétendument éclairées d’une réalité immanente, qui est elle-même surplombée par des réalités idéalisées, et a priori, vers lesquelles les faibles se réfèrent pour juger leurs actions passées, présentes et futures. Or, ces normes transcendantes fondées sur un arrière monde intelligible4 4 Cet arrière monde intelligible dans lequel toute idée d’immanence et de temporalité semblent avoir été miraculeusement suspendues. , conforme à leurs vœux5 5 “La vocation libératrice de la lumière naturelle n’échappera pas aux philosophes du XVIIIe siècle. Voltaire et Condorcet considéreront ainsi l’entreprise cartésienne comme une préparation aux lumières politiques de l’époque révolutionnaire. [...] Les Lumières peuvent donc être comprises, dans une tradition cartésienne, comme l’application lucide et sans bornes prédéterminées de la raison humaine à la totalité des phénomènes naturels, historiques, politiques, moraux et religieux” (Foucault, 2004, p. 106). , vont venir se nicher en leur for intérieur, en inoculant dans l’âme l’espérance, ou encore, le regret. À ce titre, l’âme démocratique se doit de s’adosser à une conception prométhéenne, en vue de tendre vers l’horizon unique qu’elle se figure, et, au quotidien, de conditionner ses actions courantes par des exigences utilitaristes.

A contrario, ce qui caractérise les aristocrates repose sur leur aptitude à affronter sereinement la vérité, en supportant la souffrance, l’asservissement de l’homme par l’homme, la mort et la violence que leur renvoie cette réalité. Les aristocrates ne postulent pas une adéquation possible entre leurs catégories de pensée et le monde en soi; et, contrairement à ce que pensent les modernes, leurs âmes ne surplombent pas le monde immanent. Elles viennent à sa rencontre, en sublimant jusqu’à leurs perceptions intimes de cette vérité - que l’on peut juger problématique, voire tragique - dans leurs œuvres. Du fait de cette disposition spirituelle, les aristocrates se sentent réconciliés avec ce monde sans se trouver rongés par l’angoisse, le remord ou d’autres formes de passions triviales. De leurs côtés, les faibles jugent l’ici-bas au nom d’un au-delà. Or, faisant ainsi le lit d’une médiocrité étendue à tous, leur angoisse est également constitutive du symptôme le plus emblématique de ceux empreints de faiblesse, qui se manifeste par le refus délibéré de scruter la vérité. En conséquence, les faibles s’entendent sur ce qu’il y a de plus commun ou de plus généralisable dans leurs expériences personnelles du monde et de la vérité, en vue de produire un système de pensée collective à même d’homogénéiser et/ou de subvertir ce réel. La raison en est que la réalité chaotique, dans laquelle l’ensemble des vivants, aristocrates compris, sont ballotés, semble avoir jeté son dévolu sur certaines âmes arbitrairement choisies, en leur conférant des attributs surhumains, et aux autres, les résidus dont elles devront se contenter. La volonté de puissance paraît irradier littéralement l’âme et la chair de l’aristocrate. Elle s’incarne. Or, cette insolente élégance d’une âme aristocratique exhibant à tous un triomphe de la volonté de puissance, donne lieu à la certitude d’une iniquité inspirée nécessairement par les démocrates, un sentiment d’injustice et de ressentiment. Le réel paraît avoir attribué à une infime minorité d’âmes ce dont elles étaient jusqu’ici dépourvues: une forme d’aisance débarrassée de la peur de vivre au cœur d’une réalité chaotique. En d’autres termes, la nature semble être intervenue sur le cours de la vie humaine afin d’offrir à l’âme aristocratique ce don, qu’elle ne possédait pas auparavant. Ces ou cette qualité(s) méconnaissable(s), réelle(s) ou supposée(s), fonde(nt) néanmoins l’immense pouvoir détenu par quelques-uns qui suinte sur l’ensemble du règne des vivants. Pour paraphraser Hölderlin (Heidegger, 1962HEIDEGGER, Martin. Chemins qui ne mènent nulle part. Paris: Gallimard , 1962., p. 355), là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve. En somme, si c’est à l’aune de cet hasardeux concours de circonstances - heureuses pour certains, et moins pour d’autres - que naissent les propriétés aristocratiques, ce changement radical d’identité est résolument aléatoire, et, du reste, préjudiciable. Par conséquent, en vue de répondre à cette forme d’infirmité de l’aléatoire arbitraire apparent, l’âme moderne a souhaité opérer un retournement, en ayant intégré ce qui lui apparaît une injustice flagrante. Les différents moments de ce changement ont pour fonction initiale d’ériger divers remparts contre le pouvoir dont jouissent les âmes aristocratiques, avant de gagner laborieusement, une à une, la grande majorité des âmes que le dessein naturel aurait lésées, et, finalement, d’évincer les oppresseurs. À cet égard, la modernité ne pouvait s’élever qu’à condition de réunir sous son aile ce qu’elle désignera comme constituant le genre humain, en vue de réaliser la domination sans précédent de la philosophie des Lumières. Cette dernière se posera en réfutant ce qu’elle tient pour la domination précédente.

Le nihilisme sanctionne la généralisation d’un phénomène morbide, la décadence. Tant qu’elle demeure cantonnée dans certaines couches sociales et dans certaines régions du globe, la décadence ne met pas en péril la civilisation humaine; mais elle devient un fléau redoutable, quand elle envahit - comme aujourd’hui selon Nietzsche - l’ensemble des classes, des institutions et des peuples, pour se confondre finalement avec l’idée même d’humanité (Granier, 1982GRANIER, Jean. Nietzsche. Paris: PUF, 1982., p. 25).

Pour Nietzsche, diverses formes de domination existent parce que l’humanité en tant qu’espèce ne s’élève qu’à cette condition. L’aristocratie aurait perdu de son pouvoir non seulement par arrogance - et donc de manière interne à elle-même, comme mutilée, portant en son sein les germes de sa propre destruction -, mais aussi parce qu’elle n’aurait plus assumé la fonction qui était auparavant la sienne. Pendant ce temps, les faibles se seraient engouffrés opportunément - et non pas opposés, l’ennemi de l’aristocratie n’ayant été autre qu’elle-même - dans une brèche devenue béante d’un système de domination qui jusqu’ici les aurait oppressés. La coercition ininterrompue des subalternes aurait eu pour incidence de créer en eux, et contre leur gré, une profondeur spirituelle infiniment exigüe dont ils auraient su prendre la mesure. Or, ce nouvel agencement, aussi infime soit-il, qui, aurait momentanément pris le pas sur l’animosité, aurait été suffisamment soutenu pour permettre aux esclaves d’inverser les termes de cette domination, puis de régner sans conteste. La Fortune ayant tendance à changer très vite de bénéficiaire, la domination serait effectivement passée d’une main à l’autre, et les aristocrates seraient tombés dans la disgrâce. Quelle est par conséquent, l’essence des sociétés modernes?

De la Fabrique du Consentement comme Nœud de la Domination à l’Ère Contemporaine

La modernité met l’individu au centre d’un nouveau système de valeurs, lequel a pour effet de fabriquer du consentement. C’est à cette entité abstraite que nous nous en remettons dorénavant, et à qui il revient de fonder ex nihilo des normes qui se veulent universellement valables.

Tout dans la démocratie ne pouvait qu’indigner Nietzsche. Tout d’abord, dans son principe même, elle procède du général, de l’impersonnel et donc de l’égal. Ce sont là les caractères de la loi tels qu’ils ont été dégagés par Rousseau et par les hommes de la grande révolution. C’est parce qu’elle est faite pour tous, étant censée être l’œuvre de tous, que la loi se veut égalitaire. La démocratie se fonde donc sur une construction abstraite de l’homme (Dupuy, 1969DUPUY, René-Jean. Politique de Nietzsche. Paris: Armand Colin, 1969., p. 36).

À la légitimité instaurée par l’âme aristocratique, qui se serait appuyée sur de fermes soubassements, s’oppose un processus de légitimation, qui a eu pour incidence de subvertir de façon incessante les modalités de la domination précédente. En effet, d’après Nietzsche (1987NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal. Paris: Folio essais, 1987.), parmi les nombreux leviers intrinsèques au processus généralisé induit par la modernité, la démocratie est de loin le plus coercitif. Du point de vue des partisans de la démocratie, et comparé aux pouvoirs précédents, qui s’exerçaient arbitrairement sur autrui sans autres justifications que la raison du plus fort, le pouvoir qui advient à l’aune du processus décrit ci-dessus nécessite l’approbation de ceux sur lesquels il s’exerce, alors qu’en fait, ce qu’il fait, c’est se l’arroger. Ce que nous ne mettons jamais en lumière, ou trop rarement, dans les processus de démocratisation, ce sont les groupes intermédiaires qui se situent à l’échelle méso-sociologique, et qui correspondent à ce que l’on appelait les corps intermédiaires. Ces derniers exercent leur ascendant à la fois sur les échelles inférieure et supérieure d’une même société civile, devenue autonome, et sur l’ensemble de la sphère politique. Or, ces sphères d’influence qui se trouvent entre l’individu et la nation n’ont pas lieu d’être, car, conformément aux principes démocratiques, aucun pouvoir n’est censé exister entre le citoyen et l’État. Ce qui signifie que ce type de pouvoir ne se trouve nulle part, tout en étant omniscient, car situé à un niveau médian sur lequel ni le citoyen, ni l’État n’ont de prise. De plus, ces groupes intermédiaires ne participent pas de la même temporalité que celle des citoyens.

Il y a une différence de fond entre ces deux types de dominations afférentes à l’exercice du pouvoir d’un petit nombre sur un grand nombre, et d’une majorité conciliante sur un plus petit nombre d’individus; l’une est saillante, et se présente dans la transparence la plus totale, tandis que l’autre semble plus en retrait, tout en étant parfaitement opaque. À cet égard, cette dernière a vocation à s’exercer durablement au nom d’un peuple souverain qu’elle est supposée incarner à travers des représentants, et ce, sans être véritablement moins arbitraire. Dans la mesure où elle s’appuie sur la croyance en un macro-sujet - à savoir, le peuple souverain qui n’est rien d’autre qu’une idole charriée par le processus moderne, dont la fonction serait de précipiter l’avènement du progrès -, cette forme de domination est irrémédiablement intériorisée dans le for intérieur de chacun. Par ce qu’il convient alors d’appeler un endoctrinement, l’homme se présente dorénavant comme le dépositaire de sa propre servitude à l’égard d’une domination qui, à maints égards, s’avère bien plus insidieuse que la précédente. En qualité de matrice de comportements et de croyances collectives conférées à l’ensemble de la civilisation, l’ethos individualiste résultant de cette légitimation se diffuse dans la société civile, par le biais de groupes sociaux situés à l’échelle intermédiaire. Ces comportements collectifs s’apparentent à de véritables catalyseurs, qui concourent à l’avènement du processus moderne. Le fait que chez les modernes, l’homme soit conçu comme un être d’antinature - puisqu’il serait capable de s’arracher à sa condition propre -, lui confère un pouvoir: celui d’être perfectible à l’infini, dès lors qu’il occupe le centre de l’univers - que nous savons, lui aussi, être infini -, et qu’il se doit de le remodeler à son image, par le biais de l’outil rationnel.

Outre par la démocratie qui, comme nous l’avons vu, se fonde sur une conception abstraite de l’homme, ainsi que sur un répertoire de conduites aussi individualistes qu’impersonnelles, la propension proprement moderne à dominer le réel s’effectue également par une autre idole. La modernité mobilise un instrument tout aussi fictif que celui qui renvoie à l’égalité entre les hommes prônée par la démocratie, mais dont l’effet sur la vie est pourtant tout aussi manifeste. Il s’agit du marché, entendu comme milieu abstrait, dans lequel interagissent l’offre et la demande. Le marché va devenir constitutif du système économique, concomitant à la démocratie, qui verra le jour suite à une uniformisation étendue, cette fois-ci, à un autre pan du réel: la sphère économique. D’après les modernes, en ce lieu où sont censés s’équilibrer deux entités différentes, quoiqu’interdépendantes - à savoir, l’offre, d’une part, et la demande, de l’autre - la rationalité économique fait également figure de levier intrinsèque activant le processus de modernisation. Là encore, ce mécanisme aveugle se propage chez les Hommes - tout d’abord au sens genré, désormais au sens générique du terme -, en se généralisant par un effet quasi irrésistible de mimétisme. Ceci signifie que l’interprétation du réel qui en découle est une simple imitation d’une interprétation produite par une tierce personne, et que l’âme moderne se contente de reproduire dans son rapport singulier à la réalité immanente, notamment durant sa confrontation à la sphère économique. Cette quête du profit pour lui-même a donné naissance à un système économique global où chaque homme est désormais assimilable à sa fonction sociale.

Nietzsche nous trace ici un double programme: d’abord critiquer l’Idéalisme, en tant que responsable du nihilisme moderne, donc surmonter la métaphysique; et ensuite, opérer la transmutation de toutes les valeurs, afin de relayer l’humanité décadente par le surhomme: tous les dieux sont morts, ce que nous voulons à présent, c’est que le Surhumain vive [...] (Granier, 1982GRANIER, Jean. Nietzsche. Paris: PUF, 1982., p. 29).

Il y a chez Nietzsche une volonté de transfigurer à la fois le linéament et le contenu d’une modernité solidement ancrée dans ses bases. Une certaine interprétation du réel a donné lieu à un certain nombre de comportements qui s’autoalimentent, en engendrant ainsi les conditions propices à l’avènement d’une légitimation tendancielle qui s’étale dans le temps. Or, ce qui est bon et noble doit s’imposer de lui-même. Dès lors qu’une autorité s’exerce, l’acte de raisonner cesse aussitôt. En effet, l’exercice de cette autorité n’a pas pour effet d’asphyxier l’élan vital auquel l’âme aristocratique doit donner libre cours. À cet égard, la dialectique - ou les débats d’opinions - s’apparente de facto à une forme décadente d’une autorité en voie de légitimation. La teneur réactive des valeurs modernes abat les idéologies antagonistes. Dans la représentation du monde produite par ceux qui se réclament de la modernité, c’est aux idées rationnelles et raisonnables qu’il revient d’infuser le réel, pour peu que l’homme daigne instaurer les conditions de possibilité de leur réalisation ici-bas. Contre la grandeur des Hellènes, c’est la petite victoire de ceux qui ne peuvent exister qu’en s’opposant par le verbe, et qui ne peuvent exister qu’en niant.

Il [Nietzsche] voit dans l’idéal démocratique le prolongement naturel du socratisme et du christianisme, vulgarisés par la révolte plébéienne. La démocratie n’était-elle pas une manière de morale inventée par les faibles pour y soumettre la race des maîtres? Elle procède du développement laïcisé des principes chrétiens qui animent la révolte des esclaves mus par le ressentiment (Dupuy, 1969DUPUY, René-Jean. Politique de Nietzsche. Paris: Armand Colin, 1969., p. 37).

Ce qui est engendré par la démocratisation, c’est une religion tout à la fois civile et séculière, c’est-à-dire, un culte sans clergé, une nouvelle forme de religion particulièrement coercitive envers la vie telle qu’elle se présente à nos sens. Cette vision singulière du monde a donné lieu à l’avènement d’un système économique. Ce dernier est le fruit d’une pluralité de causes idéales et matérielles. En conséquence, ce qui ne relevait alors que du champ idéal s’est peu à peu incarné en un comportement social concret, créant ainsi les conditions propices à l’hypostase de l’âme aristocratique. Au lieu d’ouvrir à la vie, l’essor de ce développement laïcisé prétend dompter les divers pans de la réalité immanente, ceux qui ne se dévoilent pas si aisément, a fortiori lorsque ces sphères de l’existence sont abordées scientifiquement. En effet, le langage qu’il convient d’utiliser pour appréhender la vie est différent de celui qui sied pour exprimer et décrire le réel; c’est ce dernier qui constitue le langage scientifique. L’irrationnel cède le pas face à la rationalité, car le monde étant désormais réduit à une somme de matériaux destinés à être modelés, il est devenu de part en part explicable par la raison. La perte de sens qui s’ensuit quant au pourquoi de l’existence provoque une profonde crise spirituelle. Le trait généralisé qui advient de ce nouveau rapport au réel est une des formes de l’esprit critique, consistant à remettre en cause ce qui relève de la sphère spirituelle ou idéale par la méthode cartésienne, en vue de confronter leurs effets possibles sur le réel, et qui constitue un mésusage du doute méthodologique cartésien. Si des causes idéales ne sont guère plus que des dogmes, des superstitions ou des formes résiduelles d’un obscurantisme moribond, elles ne pourront jamais engendrer d’effets probants dans la chaîne causale des phénomènes réels. Ce qui caractérise cet esprit critique tient au fait de ne pas accorder d’importance à la potentielle signification métaphysique, spirituelle et religieuse des choses.

L’ouverture à la vie est affrontement tragique; elle est renonciation au cocon confortable qui, dans l’ordre matériel et spirituel, offre les abris sûrs ou les fuites rassurantes [...] (Dupuy, 1969DUPUY, René-Jean. Politique de Nietzsche. Paris: Armand Colin, 1969., p. 52).

Pourquoi la démocratie est-elle appréhendée tel un déclin moral et politique chez Nietzsche? Il s’agit d’une organisation politique dégénérée, du fait de la somme de ses contradictions institutionnelles (l’idée de représentativité du peuple souverain), économiques (le fossé économique et social entre citoyens soi-disant égaux) et spirituelles (la tyrannie du plus grand nombre), car ce qui vaut pour l’ensemble a besoin d’être démontré. Devant la tyrannie de l’égalité, chacun doit s’incliner. Cela veut dire que ce qui caractérise la démocratie, c’est la volonté de mettre les individus à égalité d’un point de vue formel par le droit, et qui revient à administrer, pour Nietzsche, un poison à tous. La tyrannie de la médiocrité conditionne irrémédiablement les représentations ainsi que les interprétations susceptibles de naître dans la société civile. Cette critique des effets de la démocratie sur le rapport des citoyens à la spiritualité est articulée à une critique plus générale de la modernité elle-même. Dans Le crépuscule des idoles, § 39, Nietzsche (1988NIETZSCHE, Friedrich. Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau. Paris: Folio essais , 1988.) dépeint une dialectique socratique qui s’apparente à un poison, et qui a pour conséquence de neutraliser les interprétations traditionnelles. La modernité apparaît à cet égard comme étant l’oubli délibéré des origines, par l’imposition pure et simple d’une représentation matérialiste de la vie. Est-ce à dire que Nietzsche envisage la création d’un univers traditionnel dans lequel les normes seraient fondées sur autre chose que la rationalité? En aucun cas. Il conçoit le processus global à l’aune duquel la modernité s’actualise comme étant irréversible. Par conséquent, Nietzsche écarte la possibilité d’un retour en arrière vers les origines. Il y a chez Nietzsche une critique dévastatrice de la démocratie, qui résonne en lui comme l’idée selon laquelle la tyrannie de la majorité l’ait emporté, en empêchant les passions nobles de s’extérioriser. Pour Nietzsche, le régime démocratique n’a pas d’âme, est voué à perpétuer une médiocrité, et inféode les passions les plus promptes à réaliser le progrès. Un tel processus est donc totalisant et irrévocable; du reste, il serait vain de tenter de raviver ces passions qui, naguère, embrasaient encore les cœurs. À jamais perdues dans les méandres d’un processus moderne généralisé, les qualités intrinsèques de l’âme aristocrate ont péri une-à-une, bien que les discours populistes tenus par les démocrates n’hésitent pas à mobiliser des éléments de langage qui ne vont pas sans rappeler ceux de l’aristocratie. Toutefois, ce ne sont que les bas instincts, des passions ignobles, que ces discours politiques rencontrent dorénavant. Les faibles sont à la fois agents inconscients et vecteurs de l’avènement généralisé de la médiocrité, et de son enracinement dans la vie réelle: désormais, l’homme est heureux de succomber à la tentation de se fondre dans une masse indistincte, avant de se vautrer dans le lit puant de bien piètres passions, de peu d’envergure, et avilissantes, que lui tend l’idéal démocratique. L’appât du gain, l’attrait pour le divertissement, l’ivresse ou la recherche de confort matériel ont bien été érigés en valeurs. Ces passions amorphes et impersonnelles maintiennent fermement une plèbe et une aristocratie respectivement tombées plus bas que terre, par un état d’apathie. Cette commune médiocrité - qui n’a de cesse d’amputer des penchants humains déjà largement estropiés et inhibés par l’idéalisme - s’installe de façon imperceptible dans la réalité humaine, en rendant les uns et les autres aussi serviles que dupes d’un arbitre qu’ils exercent et qu’ils croient libre. En conséquence, il s’agit d’un bouleversement spirituel, social, économique et politique notable, à l’aune duquel seule une petite poignée d’hommes tout aussi vulgaires que malhonnêtes, trouvent leur compte, sans être foncièrement différents de ceux sur lesquels ils exercent leur tutelle, et ce, au nom de ceux sur lesquels ladite oppression s’exerce. Pourtant, les tenants de la modernité continuent de prétendre qu’elle est bénéfique pour l’homme, tel que ce dernier est défini par la philosophie des Lumières, alors que la réalité contredit ici et là l’univers égalitaire qu’elle prétend réaliser, par le truchement de la démocratie et du capitalisme.

En résumé, les valeurs aristocratiques auraient été vaincues par les valeurs modernes, car la violence inhérente, endogène, au système aristocratique empêchait l’idéal poursuivi de triompher durablement, même si ce dernier était manifestement favorable à la vie. A contrario, les valeurs modernes ont vaincu les valeurs antagonistes par une violence exogène au système auquel elles participent: celles-ci s’apparentent certes, à un degré de violence moins intense, mais qui de ce fait est maitrisée, notamment par un recours à des moyens de coercition réels, des actes précis et concertés; en d’autres termes, prémédités. La violence intrinsèque à la volonté de puissance est aveugle. En revanche, la violence exogène se trouve éclairée par un usage pratique de la raison. De ce triomphe des Lumières sur ses adversaires découle une violence épistémique, et un héritage: le dernier homme6 6 “La vie du dernier homme est celle de la sécurité physique et de l’abondance matérielle, précisément ce que les politiciens occidentaux ont coutume de promettre à leurs électeurs. Est-ce bien là le but suprême de l’histoire humaine de ces derniers millénaires? Devrions-nous craindre de devenir en même temps heureux et satisfaits de notre situation, et de ne plus être des êtres humains mais des animaux de l’espèce homo sapiens? Ou bien le danger est-il que nous soyons heureux à un niveau de notre existence, mais toujours insatisfaits de nous-mêmes à un autre niveau, donc prêts à ramener le monde dans l’histoire avec toutes ses guerres, ses injustices et ses révolutions?” (Fukuyama, 1992, p. 352). .

Ce récit énoncé par les vainqueurs de l’histoire, dont nous venons d’effectuer la généalogie, s’impose à la fois à la conscience et l’inconscient des hommes, car c’est sur ce socle que se fonde notre lecture des historicités extra-européennes. En somme, le schème explicatif unique et unilatéral, dont le contenu - les Droits de l’Homme, la démocratie et la modernité - écrase littéralement les pensées, les récits ainsi que les historiographies se trouvant en marge de ce que nous tenons pour l’histoire universelle. Cette homogénéisation du devenir historique - qui façonne nos représentations, notre vie et notre rapport au travail - est l’un des nombreux travers que la pensée postcoloniale récuse. Par ailleurs, c’est ce même biais qui rend l’accès des subalternes à la mémoire collective. La modernité doit laisser place à d’autres formes d’épistémès, et ce, indépendamment des mécanismes de pouvoir qui s’exercent à travers le discours occidental. Il s’agit de produire une analyse rigoureuse de l’historiographie singulière qui rend possible la connaissance des sociétés postcoloniales, mais à travers une grille de lecture qu’il convient de questionner. Or, l’étude des circonstances constitutives d’un tel savoir met en lumière les différents moments intrinsèques à cette historiographie par lesquels le pouvoir est amené à trouver les voies relatives à sa propre justification. C’est précisément la méthode employée par Edward Saïd dans l’ouvrage L’orientalisme (2005). Il s’est appliqué à déconstruire le discours orientaliste tenu par l’occident, et ce, deux ans après la parution d’un des livres phare de Foucault à savoir, Surveiller et punir (1993FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir: naissance de la prison. Paris: Gallimard, 1993.), afin que les dominés deviennent sujets de leur propre histoire. Les fresques proposées par l’historiographie occidentale en vigueur occultent littéralement le rôle joué par les subalternes dans l’histoire des sociétés postcoloniales, alors même que cette catégorie sociale est la plus exposée à une pauvreté engendrée par l’ordre international.

Conclusion

Comme on a pu le voir, il est singulier de formaliser le fait que c’est la modernisation elle-même qui induit une inégalité, plus que conséquente, entre les cultures. Pourtant nous avons pu argumenter en ce sens à travers différents points. Au cœur de la modernisation, il est d’usage d’y apercevoir l’idée émancipatrice contenue dans son processus même. C’est cette idée que Nietzsche (1987NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal. Paris: Folio essais, 1987.) va mettre à mal de manière très éloquente et pertinente.

Tout d’abord, les penseurs de la modernité ont très bien perçu le désarroi provoqué par une certaine lucidité face au réel que tout individu se doit d’assumer. Loin d’en faire une force, selon Nietzsche, ils bâillonnent ce qui devrait pouvoir permettre à l’individu d’y remédier à savoir la volonté de puissance. Celle-ci permet à sa propre intériorité de devenir le vecteur de sa propre émancipation. L’homme n’est ni naturellement bon, ni naturellement agressif mais si sont bâillonnées ces pulsions sous couvert du bien commun et de l’égalitarisme, celles-ci ne peuvent que s’extérioriser hors de tout contrôle et de manière, brutes, au sens premier du terme.

Plus largement, ce nietzschéisme, dans son assertion la plus radicale, place les vaincus au-devant de leur propre responsabilité face à l’Histoire et au récit qui en est fait pour eux par les vainqueurs. Ce récit ne doit plus être prétexte à l’amertume et/ou à la victimisation, autrement dit à une volonté de puissance négative amenant le vainqueur à se repentir. C’est en eux seuls, les vaincus et/ou les subalternes, et non à partir de principes universels, que réside la force suffisante pour renverser l’ordre établi. Force s’entendant ici comme force active. L’Histoire n’est donc pas une dialectique au sens hégélien du terme, qui de façon inéluctable fera à terme de l’esclave, le nouveau maître. Il est donc possible avec Nietzsche (1987NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal. Paris: Folio essais, 1987.) d’en devenir acteur.

Il est ici intéressant de souligner que Nietzsche (1987NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal. Paris: Folio essais, 1987.) et Marx (1999MARX, Karl. Manifeste du parti communiste. Paris: Flammarion , 1999.) se retrouvent quant à la critique radicale de la démocratie définie en tant que principe universel. Ceci est presqu’aujourd’hui devenu un lieu commun, il n’en est pas de même quant aux solutions radicalement différentes proposées par l’un et l’autre. Ici, nous disons que le pouvoir des vaincus ne se délègue en aucun cas à une élite révolutionnaire censée les guider vers une société sans classes; et encore moins, à une élite démocratiquement élue.

Nous avons également évoqué une crise spirituelle due à la prolifération de passions insignifiantes dont la peur qui, somme toute, reste la plus problématique. Ces piètres passions peuvent devenir le terreau d’une passion noble au sein de notre propre intériorité. Il s’agit d’un pur événement.

La philosophie classique, qui rattache fermement le discours à la conscience, suppose que le sujet énonciateur contrôle et maîtrise entièrement son discours par l’intermédiaire de sa conscience. Le discours est alors considéré comme émanant d’un Moi, au travers duquel il circule, or, le sujet ne peut pas être l’auteur du discours qu’il exprime, compte tenu des déterminations diverses - le milieu social, les pulsions et les institutions - qui ont pour effet de structurer le Moi. En ce sens, ce qui importe ne réside pas tant dans le contenu du discours énoncé, que dans ce qu’il reflète. À rebours des anciennes conceptions du langage qui considéraient la base du langage comme étant structurée par le biais d’une liaison entre le mot et la chose, Saussure (1995SAUSSURE, Ferdinand. Cours de linguistique générale. Paris: Payot, 1995.), rectifie cette définition en démontrant en quel sens le signe s’associe naturellement à une image acoustique et/ou un concept. En distinguant d’une part le signifiant, entendu comme un signe linguistique et, d’autre part, le signifié, la représentation spontanée ou le film naturel qu’il véhicule et conditionne, le langage nous apparaît ainsi comme un système qui structure la totalité de notre rapport au monde.

Références

  • AIJAZ, Ahmad. In Theory: classes, nations, literatures. London: Verso, 1992.
  • DIOUF, Mamadou. L’Historiographie Indienne en Débat: colonialisme, nationalisme et sociétés postcoloniales. Paris: Karthala, 1999.
  • DUPUY, René-Jean. Politique de Nietzsche. Paris: Armand Colin, 1969.
  • FOUCAULT, Michel. Surveiller et punir: naissance de la prison. Paris: Gallimard, 1993.
  • FOUCAULT, Michel. Qu’est-ce que les Lumières? Paris: Bréal, 2004.
  • FUKUYAMA, Francis. La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme. Paris: Flammarion, 1992.
  • GRANIER, Jean. Nietzsche. Paris: PUF, 1982.
  • HEIDEGGER, Martin. Chemins qui ne mènent nulle part. Paris: Gallimard , 1962.
  • MARX, Karl. Manifeste du parti communiste. Paris: Flammarion , 1999.
  • NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal. Paris: Folio essais, 1987.
  • NIETZSCHE, Friedrich. Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau. Paris: Folio essais , 1988.
  • SAID, Edward. L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident. Paris: Le Seuil, 2005.
  • SAUSSURE, Ferdinand. Cours de linguistique générale. Paris: Payot, 1995.
  • 1
    “L’exemple le plus patent de cette violence épistémique est le vaste projet hétérogène, concocté de loin en vue de constituer le sujet colonial comme l’Autre. Ce projet est aussi l’oblitération asymétrique de la trace de cet Autre dans sa précaire subjectivité” (Diouf, 1999, p. 182).
  • 2
    Devons-nous rappeler que les idéaux régulateurs que constituent les idées de progrès, de liberté et de démocratie ne sont que des horizons à atteindre, et en aucun cas des idéaux réalisés hic et nunc.
  • 3
    L’étreinte de cette composante thymotique de l’âme s’avère la seule parmi toutes (le logos (raison) et l’epitunia à être à même de permettre aux hommes de sublimer leur misérable condition.
  • 4
    Cet arrière monde intelligible dans lequel toute idée d’immanence et de temporalité semblent avoir été miraculeusement suspendues.
  • 5
    “La vocation libératrice de la lumière naturelle n’échappera pas aux philosophes du XVIIIe siècle. Voltaire et Condorcet considéreront ainsi l’entreprise cartésienne comme une préparation aux lumières politiques de l’époque révolutionnaire. [...] Les Lumières peuvent donc être comprises, dans une tradition cartésienne, comme l’application lucide et sans bornes prédéterminées de la raison humaine à la totalité des phénomènes naturels, historiques, politiques, moraux et religieux” (Foucault, 2004FOUCAULT, Michel. Qu’est-ce que les Lumières? Paris: Bréal, 2004., p. 106).
  • 6
    “La vie du dernier homme est celle de la sécurité physique et de l’abondance matérielle, précisément ce que les politiciens occidentaux ont coutume de promettre à leurs électeurs. Est-ce bien là le but suprême de l’histoire humaine de ces derniers millénaires? Devrions-nous craindre de devenir en même temps heureux et satisfaits de notre situation, et de ne plus être des êtres humains mais des animaux de l’espèce homo sapiens? Ou bien le danger est-il que nous soyons heureux à un niveau de notre existence, mais toujours insatisfaits de nous-mêmes à un autre niveau, donc prêts à ramener le monde dans l’histoire avec toutes ses guerres, ses injustices et ses révolutions?” (Fukuyama, 1992FUKUYAMA, Francis. La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme. Paris: Flammarion, 1992., p. 352).
  • 28
    Ce texte inédit, révisé par André Mubarack, est également publié en portugais dans ce numéro.

Publication Dates

  • Publication in this collection
    22 Feb 2018
  • Date of issue
    Apr-Jun 2018

History

  • Received
    07 Oct 2016
  • Accepted
    21 Aug 2017
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